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par Lucien J. Heldé
"Il veule me fere de la Cadémie.
Cela miret comme une bague a un cha !"
(Le Maréchal de Saxe, vers 1740)
Assez ! Ça fait trop longtemps que je ronge mon frein, que je ressasse mon indignation, que je rumine mon dépit, que je régurgite ma colère ! Oui, il y a un bail que, pour la première fois, cette ire chronique s'est manifestée, et belle lurette que j'aurais dû la soulager en aiguisant ma plume vengeresse pour déverser sur l'innocente blancheur d'une feuille de papier le torrent de noire bile qui m'étouffait ! Mais que voulez-vous ? l'être humain est ainsi fait qu'il préfère parfois cajoler ses ressentiments plutôt que les exprimer…
Or donc, j'ai subi les premières atteintes de ce mal un triste jour de décembre 2003, lorsque j'appris l'élection de Valéry Giscard d'Estaing à l'Académie française. Oh, a priori, je ne nourris aucune animosité à l'égard cet aristocratique homme d'État, quelque peu pontifiant. Pas de sympathie particulière non plus, d'ailleurs. Non, ce que je trouvai particulièrement affligeant, c'est que les soi-disant immortels aient accordé à Giscard, auteur d'une seule œuvre de fiction, un petit roman légèrement olé-olé (1), un de ces fauteuils qu'ils refusèrent toujours à Charles Trenet, le père fondateur de la chanson française. N'était-ce pas là l'ultime affront infligé, post mortem, par ces vénérables croûtons à l'un des plus éminents génies poétiques de notre temps ? Ne s'agissait-il pas là de la dernière avanie commise à l'encontre d'un bel et noble esprit qui, de son vivant, n'avait rien tant désiré que de siéger, pair entre ses pairs, parmi ces Académiciens que, lui, estimait tant.
De pairs indignes, oui ! Car, au-delà du refus d'accepter Trenet, c'était toute la chanson française qui se trouvait méconnue, rejetée, ignorée, méprisée. Or, loin d'être seulement cet art mineur qu'évoquait jadis le provocateur Gainsbourg (qui, au fond, n'en croyait probablement rien), la chanson constitue bien le mouvement poétique le plus important de la littérature française de la deuxième moitié du XXe siècle.
La preuve ?
Mettez le nez dehors, sortez dans la rue, et faites un petit micro-trottoir en demandant aux quidams de vous citer le nom de poètes contemporains. Je vous le donne en mille : la plupart de vos interlocuteurs resteront à quia, bouche bée. Seuls les plus érudits vous citeront Prévert ou Aragon… Précisément des auteurs dont les textes furent mis en musique, chantonnés par les Frères Jacques, Yves Montand, Jean Ferrat, Brassens… ou Charles Trenet !
Je ne suis pas prophète, mais j'imagine très bien que dans un siècle ou deux, les étudiants qui ouvriront un manuel d'histoire de la littérature française, pourront y lire - si du moins les livres existent encore… et si les jeunes savent toujours lire ! - une notice de ce genre :
"Au XXe siècle, après la disparition des derniers grands poètes symboliques et surréalistes (Apollinaire, Mallarmé, Valéry), on put craindre la disparition totale de la poésie française. Le genre poétique ne trouvait plus de lecteurs, et les éditeurs rechignaient à publier des auteurs dont les textes, souvent illisibles à force d'avant-gardisme effréné, ne se vendaient pas.
Enfin, Charles Trenet vint ! Certes, des précurseurs lui avaient ouvert le chemin (Georgius (2) , Mireille et Jean Nohain, etc.), mais c'est à lui qu'il revint de tracer une nouvelle voie à l'art poétique : celle de la chanson. Après des débuts fort prometteurs, en duo avec Johnny Hess, il composa et interpréta seul des œuvres qui, quoique résolument novatrices, modernes de ton, de forme et de style, n'en étaient pas moins accessibles au plus vaste public. Au-delà des siècles, la poésie renouait avec la tradition et les recettes des trouvères et troubadours du Moyen Age : elle se chantait ! Les poèmes, appris par cœur et repris en chœur, séduisaient les foules, ravies de se réapproprier à nouveau « la langue des dieux ». Charles Trenet fit de nombreux émules. Certains d'entre eux devinrent également des poètes majeurs de la littérature française (Georges Brassens, Jacques Brel, Léo Ferré, Serge Gainsbourg, Pierre Perret).
De nos jours, on s'étonne cependant du véritable mépris dont ces grands auteurs firent l'objet de la part des élites intellectuelles contemporaines. L'Académie française n'accueillit sous sa coupole aucun de ces grands écrivains, alors qu'ils représentaient pourtant le courant principal de la poésie du XXe siècle. Tout au plus, comme pour réparer une trop longue erreur, consentit-elle, en 2008, à recevoir en son sein le parolier Jean-Loup Dabadie, scénariste et dramaturge intéressant, mais poète mineur face aux géants littéraires que furent Trenet, Brassens ou Brel."
Ci-gît Piron qui ne fut rien, pas même académicien. Pour ce Piron, écrivaillon du XVIIIe siècle, relativement obscur quoique non dénué d'esprit, cette épitaphe pouvait sans doute se justifier. Ce n'est pas le cas en ce qui concerne Trenet, car si oncques il ne fut académicien, il fut tout sauf "rien" ! Et puis, soyons réalistes : l'élection du "Fou chantant" à l'Académie n'eût pas conféré une once de plus-value (3) à son œuvre monumentale, pas plus qu'elle n'aurait accru d'un iota le prestige d'un personnage déjà comblé d'honneurs et de distinctions. En fait, l'échec de sa candidature fut surtout celui d'une institution, incapable d'appréhender l'état réel de la République des Lettres et l'importance d'un mouvement littéraire essentiel : l'évolution profonde de la poésie parlée, lue, intériorisée, vers la chanson poétique, populaire, extériorisée.
"Les vieux schnocks de l'Académie devaient encore être endormis", comme le chante si justement Pierre Perret (4)…qui, par parenthèses, mériterait bien, lui aussi, l'immortalité académique, juste histoire de fiche un bon coup de Dard (5) dans les fondements de l'auguste institution !
Mais restons de bon compte !
En son temps, à l'instar de celui de Trenet, le génie de Jules Verne ne fut pas reconnu par les instances littéraires officielles. Qu'était-il sinon un romancier de pacotille, un écrivain pour mioches avides de fariboles ou pour adultes attardés ? Et Alexandre Dumas ? Ce feuilletoniste, ce scribouillard à la chaîne méritait à peine le nom d'auteur ! Alors, quand j'entends que notre Trenet traverse pour l'instant un purgatoire, je dis : "patience !" Ce n'est pas la parution de nouvelles compilations, voire l'exhumation d'inédits qui l'en feront sortir. Pas plus d'ailleurs que les souvenirs de telles ou telles de ses relations , plus soucieuses de promouvoir leur petite personne en mettant lourdement l'accent sur les petits travers de leur "ami Charles" que de cerner la véritable personnalité du poète de Narbonne (6). Non, le temps, seulement, fera cet office. Attendons patiemment : dans quelques dizaines d'années, l'étude et l'analyse des mouvements artistiques du XXe siècle démontreront nécessairement que, si la muse de Trenet avait été moins originale et ses chansons moins novatrices, la face de la littérature française en eût été changée.
L'avenir est à nous, Camarades ! D'ici là, entretenons le souvenir et soufflons sur les braises de la mémoire. Nous, trenetophiles, savons de longue date que l'âme des poètes est immortelle… et qu'elle préfère, de loin, vagabonder en liberté sur les routes, enchantées ou non, hanter les coins de rues malfamées et les sous-bois ombreux plutôt que s'assoupir mollement au creux de fauteuils moelleux, sous une coupole aux lambris dorés.
Lucien J. Heldé
Juillet 2008.
Notes :
1 - Le Passage, Éditions Robert Laffont, 1994.
2 - Si vous ne connaissez pas (ou mal) Georgius, véritable "phénomène" de la chanson française, voyez Bio de Georgius
3 - Un discret emprunt à Brassens, évidemment (Les trompettes de la renommée)
4 - Pierre Perret, Les baisers
5 - Pour ceux qui auraient "le cerveau lent", j'évoque ici Frédéric Dard, alias "San Antonio". Encore un qui eût bien mérité une petite place parmi les 40…
6 - Pour ne pas les nommer (comme on dit hypocritement), Jean-Claude Brialy et Pascal Sevran… tous deux disparus prématurément : auraient-ils avalé leur propre venin ? |
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