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par Jean Séraphin
11 juillet 1964
Je suis à peine arrivé à Maubeuge que je rencontre déjà Monsieur Hebey et Freddy Lienhart devant une station-service, le premier s’évertuant à tourner une clé dans le bouchon de son réservoir pour faire le plein de sa voiture.
Monsieur Hebey m’offre une cerise et, comme il doit rejoindre Charles à son hôtel, il me confie Freddy.
Nous partons immédiatement à la Kermesse et le titre envié de « Pianiste de Trenet » ouvre à ma voiture les portes du parking officiel.
Il est l’heure du repas. Nous gagnons le « Restaurant du Clair de Lune », annexe de l’immense chapiteau, et mangeons fort convenablement en écoutant un chanteur à voix du genre Lormel interpréter dans le détail les airs de « L’auberge du cheval blanc ».
…..
Certaines intonations amusent prodigieusement Freddy Lienhart. Pour moi, c’est surtout Freddy que j’écoute. On ne pourrait trouver un compagnon de soirée plus agréable que lui. Il a le don de l’anecdote et ses lecteurs boiraient du petit lait s’il se mettait à écrire ses mémoires.
Il m’avoue pourtant n’être pas en grande forme ce soir. Il ne faut pas oublier qu’aux petites heures de la même journée il accompagnait encore Charles à « La Tête de l’Art ». Quel souvenir, cette « Tête de l’Art » ! Un succès intégral, me confie-t-il, une ambiance recueillie où on aurait entendu voler une mouche, et des chansons en quantité de tour de force : jusqu’à 48 en une seule soirée !
Et quelle différence aussi, d’un jour à l’autre ! Nous entendons gueuler, de notre table, de très grosses valses et nous sommes bien d’accord qu’il ne s’agit pas d’une atmosphère dans laquelle aime chanter Charles Trenet.
Freddy Lienhart me laisse le soin de commander le vin. Il n’est décidément pas en forme. Il a trop peu dormi la nuit précédente. Mais il oublie sa fatigue en me racontant les avatars que Monsieur Hebey a déjà pu connaître en conduisant ses voitures : « Nous en avons déjà brûlé plusieurs sur la route. »
Il me raconte l’histoire de ce jour où, roulant tranquillement, ils avaient vu brusquement une roue les doubler et que Monsieur Hebey s’était exclamé : « Tiens, regardez cette roue, c’est amusant ! » Ils avaient compris, lorsqu’ils s’étaient retrouvés dans un champ, entre deux arbres, que la roue était une des roues arrières de leur véhicule.
Freddy continue : « Une autre fois, au petit matin, en Suisse, près de Lausanne, nous roulions en plein brouillard et nous avons brusquement tamponné une vache. » Il s’esclaffe : « Et la vache, elle a fait : meuh ! »
Pour lui, Monsieur Hebey est le type du conducteur incorrigible, qui prétend ignorer jusqu’à toute possibilité de fatigue et préférera passer deux fois plus de temps sur la route, en récupérant de temps à autre sur le bas-côté, que de voyager par le train ou l’avion. Et à l’étape, harassé, il trouvera un Charles Trenet frais et dispos, qui l’attend depuis plusieurs heures en étant parti bien après lui.
Le repas est fini, et avec lui, la bouteille de Côtes de Provence qui m’a mis en forme et a rendu la sienne à Freddy Lienhart. J’ai repéré l’arrivée de journalistes de la Voix du Nord, qui mangent à leur tour.
Il est temps pour Freddy de songer à s’habiller sous la toile de tente qui porte l’écriteau « loge des artistes » . Cette loge improvisée se trouve tout à côté de celle, identique, qui mentionne : « loge des danseuses » et où, malgré mon imagination habituelle, je ne trouve rien à faire.
Monsieur Hebey arrive aussi, pour faire son petit tour avant l’instant fatal. Il est d’excellente humeur mais il ne plaisante pas autant que d’habitude car il regarde l’assistance avec un peu d’effroi.
On commence les farandoles. Il y a du « prosit » dans l’air de la part de l’orchestre bavarois et des grosses dames qui dansent sur les tables, un pot de cinq litres à la main.
Un des organisateurs se penche vers nous : « Je mets un peu d’ambiance avant le tour de chant. » Monsieur Hebey ne répond pas, mais je le sens navré.
Un bruit comme font ces gens, je n’en entends pas tous les ans. Mais je vous avoue que je m’amuse un peu, en me demandant ce que va bien dire Charles Trenet à son arrivée et ce qu’il va choisir de chanter. Freddy n’a aucune opinion sur la question. Mais il est formel, en regardant les dames sur les tables : « S’il voit cela, il va repartir sans chanter. »
Et puis Monsieur Hebey, qui s’est éclipsé, ramène notre Poète. Je suis près de l’entrée et je le vois qui arrive vers moi, tout souriant, tout détendu. Il me parle et se dirige vers les amateurs d’autographes qui l’attendaient aussi. Il est calme, il n’a pas un regard vers la grande foule, il est là comme chez lui.
Dans la « loge » un commentateur de la radio belge l’attend pour enregistrer ses déclarations. Viennent aussi les journalistes de la Voix du Nord et leur photographe. On s’écrase sous cette petite toile qui se trouve encore à l’intérieur d’une grande.
Et six mille personnes, dont on ne saurait déjà dire si elles sont venues entendre Charles Trenet ou vider les pots de grès, attendent dans cette atmosphère de kermesse flamande.
Voici Freddy au piano ; Charles va faire son entrée et Monsieur Hebey me dit : « Mettez votre voiture à proximité pour le reconduire à son hôtel dès qu’il aura fini. »
Je reprends ma voiture au parking en me disant que j’aurais pu la faire laver, bien qu’il fasse un temps épouvantable pour la saison, avant de venir à Maubeuge. Et j’entends le haut-parleur extérieur qui me transmet l’arrivée sur scène, dans les applaudissements et les sifflets que je ne puis encore interpréter.
Que va annoncer Charles ? Une chanson rapide sans doute, du type « La famille musicienne » ? Pas du tout. C’est « Douce France ». Sans doute pour calmer certains esprits.
Ensuite c’est « J’ai ta main ». J’en suis content, j’aime cette chanson.
Bien sûr, il est impossible de chanter ainsi. Charles va aller jusqu’à cinq ou six chansons et puis partir. Ma voiture n’est peut-être pas impeccable mais elle ne demande qu’à démarrer.
C’est « La mer » et puis « Boum », « Mes jeunes années » et « Je chante ». Une fausse sortie. Les gens commencent à trépigner dur. Alors, nous y allons de « Fleur bleue », « Y’a d’la joie » et « L’âme des poètes ». C’est curieux comme la foule se discipline, écoute, se prend au jeu. On chuchote à Charles que Monsieur le Maire adore « Papa pique et Maman coud ».
Charles demande à l’auditoire de reprendre le refrain avec lui. Et j’assiste à un « Papa pique » hors série, tout différent de ce qu’il pouvait encore chanter la veille, à la « Tête de l’Art ». Six mille personnes disent avec une grande conscience professionnelle : « Papa pique et Maman coud, Papa pique et Maman coud, Maman coud, Maman coud – Papa pique et Maman coud. »
Comme vous le voyez, il n’y a rien dans ce refrain, rien qu’un authentique chef d’œuvre de la composition et de l’interprétation de Charles Trenet. Et cette fois, il n’y a aucune nuance, le refrain est repris par la foule sur le même rythme et le même ton ; c’est tout de même un chef d’œuvre, au point que les spectateurs en arrivent à chanter le dernier refrain sur le mode triste.
Je vous jure bien que la partie est gagnée.
Elle ne l’était pas tout à l’heure. On m’apprend que Monsieur le Maire, qui a le sang chaud comme tous les nordistes, s’était préparé à lancer le contenu de son pot à la figure de notre Poète lorsqu’il avait cru que sa fausse sortie était un vrai départ. Il n’en est plus question après « Papa pique ». Monsieur Hebey m’a prédit que je me ferai casser un jour la figure pour Charles Trenet. Chacun son rêve. Mais ce ne sera pas pour ce soir.
Voici maintenant « A la porte du garage » et « Bonsoir jolie madame ». On est à douze. Le public est déchaîné, Charles fait comme s’il l’était aussi. Il y va d’un grand cœur, il pousse ses effets comme jamais on ne pourrait le voir faire ailleurs. Ma parole ! C’est un « fou chantant » qui débute.
« Revoir Paris » et, pour finir, comme pour asseoir définitivement sa gloire après sa conquête, « Moi j’aime le music-hall ».
Retour à la loge et aux journalistes. Il y a là les spécialistes de la presse régionale. Je connaissais déjà André Lepart, pour l’avoir fréquenté au collège, et Robert Lefèvre dont je regarde avec plaisir les émissions sur Télé-Lille. Mais je fais la connaissance de Jean -Marie Sourgens qui est le titulaire de la critique des disques de variétés à la Voix du Nord et dont les articles m’ont toujours si ravi que je puis le présenter chaleureusement à Charles Trenet.
On quitte le chapiteau. Charles n’est pas pressé de rentrer à son hôtel. D’ailleurs, il ne sait plus se débarrasser des journalistes et il les reçoit encore longuement dans le bureau du comité de la Kermesse.
Freddy Lienhart sort aussi. Il me confie : « Maintenant, s’il veut chanter dans la cage aux lions, j’irai avec lui. »
Quand Charles a fini, ce n’est pas fini encore. Les journalistes veulent le conduire au « Restaurant du Clair de Lune ». Pour leur échapper, sans les brusquer, il prend place dans la voiture de Monsieur Hebey.
Je le retrouve dans l’entrée de l’hôtel. Charles ne semble absolument pas fatigué. Il est très content : « Vous avez vu ? Au dernier refrain de « Papa pique », ils ont ralenti spontanément le rythme. »
Il m’invite, avec Monsieur Hebey, à prendre une consommation au bar. Très vite, les journalistes nous y rejoignent. Ils ne se lassent pas de questionner Charles qui leur répond volontiers.
Il est bien une heure du matin et il devient raisonnable de se quitter.
Je ramène à Lille Sourgens et son photographe. Je les dépose à la Voix du Nord. La première édition vient de tomber, on en charge les camions. Sourgens m’en apporte un exemplaire ; c’est l’édition de Maubeuge.
On prend un demi dans le petit café dont la porte ne s’ouvre plus, à cette heure, que pour les journalistes.
Il est deux ou trois heures, mais je ne le sais pas, je ne regarde pas ma montre. Je ne sais qu’une chose : je reviens de la Kermesse de Maubeuge et c’est à Lille que je bois mon seul verre de bière de la soirée.
Compte-rendu paru dans »Y a d’la joie » du Club des Amis de Charles Trenet No.83 de juillet 1964.
Photo 1 : Freddy Lienhart au piano à Maubeuge
Photo 2 : Charles Trenet et Emile Hebey (manager) à Maubeuge |
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