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par Dominic Daussaint
Sur la pochette d'un antique 78 tours Columbia, en dessous du titre L’âme des poètes, paroles et musique de Charles Trenet, une inscription, jadis dorée, m'intriguait : Charles Trenet et son Quartette Ondioline. Qu'était-ce que cet "Ondioline" ? Si ce nom vous dit quelque chose, moi, je vous "paye des chiques", comme on dit dans ma région…
La récente sortie du vol. 6 de l'Intégrale Charles Trenet (voir notre article précédent), et surtout le livret de Daniel Nevers qui l'accompagnait, eurent tôt fait d'éclairer ma lanterne d'ignare… Suivez-moi dans la découverte d'un instrument oublié et dans une session d'enregistrement épique et mouvementée…
Lorsqu'il écrivit L'âme des poètes, Charles se doutait qu'il s'agissait de l'une de ses meilleures œuvres. Il hésita pourtant assez longtemps avant de la graver, indécis par rapport à l'accompagnement musical qui lui siérait le mieux. Deux timides tentatives précédèrent la version connue de tous. Pour la première, jouant la carte d'une certaine modernité à l'américaine, Trenet fit ajouter artificiellement une réverbération d'enfer. A contrario, pour la seconde version, il joua la carte du dépouillement presque monacal en reprenant la plus grande partie de la chanson a capella. Sans doute, Charles envisageait-il alors d'interpréter son œuvre sans le moindre accompagnement, faute de lui trouver l'environnement musical adéquat.
Nous sommes le 8 janvier 1951. Retenu par ses tournées autour du monde, Charles n'a plus enregistré depuis des mois lorsqu'il franchit, ce jour-là, les portes du studio. Le directeur de Pathé-Marconi, Jean Richard (un ex-musicien de la Garde Républicaine qui n'avait rien à voir avec son homonyme, doublure de Maigret reconvertie dans le cirque) la trouvait déjà particulièrement saumâtre : ce jour-là, c'était un dimanche et pour payer les techniciens et musiciens au tarif des heures supplémentaires, gare au portefeuille ! Raison de plus pour cultiver les aigreurs financières du Richard particulièrement près de ses sous, Charles, toujours indécis quant à l'accompagnement digne de son Ame des poètes avait battu le rappel de tout les musiciens de talent. Pour la cause, Charles Delaunay, directeur de la revue Jazz Hot, avait fait chauffer le téléphone arabe et le tout jazz français était là : André Ekyan, Hubert Rostaing, Michel de Villers (clarinettes et saxes), Lucien Simoëns (contrebasse), René Duchossoir (guitare), Armand Molinetti (batterie), Benny Vasseur (trombone)… Même l'illustrissime Django Reinhardt, connu pour ses retards légendaires qui eussent pu électriser un Trenet particulièrement pointilleux sur les horaires, avait répondu présent. Et le Richard d'aviser tout ce beau monde avec la mine d'un Harpagon contraint d'acquérir une tonne de caviar !
Pour trois titres sur quatre (Dimanche prochain, Raphaël et La chanson de l’ours), il n'y avait guère de problème. C'est pour cette damnée Ame des poètes que les choses se gâtèrent sérieusement. Les heures passaient, les essais se succédaient, on ajoutait un musicien, on en retirait un autre, celui-ci remplaçait celui-là, celui-là jouait un peu plus fort, celui-ci un peu plus bas… rien n'avait l'heur de plaire au chanteur qui commençait à avoir ses nerfs ! Pourtant, certains de ces essais étaient apparemment fort réussis, comme le narre Daniel Nevers qui déplore également que tous ces brouillons soient aujourd'hui définitivement perdus. C'est vrai que nous aurions aimé entendre ce que fit Django ce jour-là… Prétextant un rendez-vous, Django, justement, s'éclipsa vers 18h, suivi par Rostaing, Villers… et puis d'autres encore s'égayèrent plus ou moins discrètement. La petite troupe des musiciens ainsi dégarnie, Charles sentant la moutarde lui monter au nez, en profita pour décharger toute son ire sur quelques journalistes qui passaient par là.
Enfin, dans un coin oublié, quelqu'un avisa, un instrument bizarre à clavier :
"C'est quoi, ce truc ?"
- C'est l'ondioline du père Jenny, répondit un connaisseur.
Et en effet, ce clavier électronique, ancêtre du synthétiseur, inventé par Georges Jenny à la fin des années '30, permettait de créer des sonorités dites stratosphériques par l'intermédiaire d'une série de filtres. Vu son passé de pianiste, c'est le tromboniste Vasseur qui s'y colla. Le mot n'est pas trop faible car l'engin n'était guère commode à manœuvrer… du moins à en juger par la description qu'en fait Alain de Filippis: " l'attaque du son était contrôlée par un mouvement vertical du doigt sur une tige sensible tandis qu'un mouvement horizontal du doigt sur cette même tige créait un glissando ou une modulation et permettait le contrôle du vibrato." Pour compliquer encore les choses, sous le clavier, "une grenouillère d'expression offrait la possibilité de contrôler le volume général de l'appareil tout en continuant de jouer". C'est ainsi que le miracle se produisit : Charles fut séduit par les sonorités de l'engin et vers minuit, en cette nuit du 8 au 9 janvier, l'âme des poètes voyait le jour. Complètement lessivé après ces glissando et ces vibrato, Vasseur déclara forfait pour la suite des enregistrements. Les musiciens de ce quartette ondioline improvisés furent royalement payés, au grand dam de Jean Richard. Pourtant, l'investissement s'avéra plus que rentable, puisque, pour Pathé-Marconi, L'âme des poètes devint l'une des plus grandes ventes de l'époque. D'ailleurs, depuis lors, ce titre n'a jamais quitté le catalogue de la firme.
Vers les 4 heures du matin, tout le monde étant parti, Charles dût se résigner à enregistrer La chanson de l'ours tout seul, juste accompagné par son pianiste du moment, Norbert Glansberg, par ailleurs compositeur de quelques grands titres d'Edith Piaf (Padam Padam, Mon manège à moi…).
Tellement séduit par l'ondioline qui avait sauvé son Ame des poètes, Trenet n'en resta pas là. Il reprit l'instrument pour l'enregistrement (le 22 janvier 1951, dixit Nevers) de trois autres titres : Ma maison, Mon vieux ciné et Mon amour est parti pour longtemps.
Quant à l'ondioline, même s'il fut fabriqué jusqu'à la mort de son inventeur en 1976, cet instrument est aujourd'hui bien oublié. Pourtant, Alain de Filippis, rapporte qu'il fit une apparition remarquée lors de l'Exposition Universelle de Bruxelles en 1958 (ce qui en tant que Belge ne pouvait certes m'échapper) et qu'à l'instar de Trenet, de nombreux compositeurs, tels qu'Arthur Honegger ou Darius Milhaud, l'adoptèrent.
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