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par Bertrand Dicale
Journaliste au "Figaro", Bernard Dicale assistait à la conférence de presse que donnait Charles à l'occasion de la sortie du dernier album paru de son vivant. Il livre ce beau témoignage dans un article publié le 5 novembre 1999.
Oui, M. Trenet (...) aura quatre-vingt-six ans dans quelques jours, et il sort un nouveau disque, "Les poètes descendent dans les rues" . En quatorze chansons tissées de douceur et de rêverie, il chante quelques historiettes fantaisistes, un peu des blessures de la banlieue, la tristesse de l’enfance, l’amour des poètes... Enregistrées «au fur et à mesure», comme il le dit, ces chansons n’ont «pas plus de trois ou quatre ans».
Charles Trenet (...) s’économise, il se ménage. (...) Il a choisi de ne rencontrer les journalistes qu’au cours d’une seule conférence de presse, hier, dans un grand hôtel parisien. Mais il a toujours le verbe et le trait vifs, alternant le calembour et la rosserie, l’aveu le plus nu et la pirouette la plus agile, l’à-peu-près et l’éclat de rêverie. Un exemple ? On lui parle de ces couronnes qu’artistes, critiques et échotiers lui tressent : «C’est très gentil de la part des gens qui me les tressent. Ça m’enlève un peu de ma détresse.» Et, quand on lui parle de mode, Charles Trenet cite Cécile Sorel : «Elle disait : «Je ne suis pas à la mode. Je la lance ! » Il laisse un silence, puis : «Elle le croyait.»
Alerte, il aime parler de son enfance à laquelle il consacre une nouvelle chanson, sobrement titrée "L'enfance" . «C’est une chanson un peu triste, qui demande à être consolée. Dans l’enfance, on pleure plus souvent qu’on est joyeux. Je ne pleurais pas par caprice, mais par l’état des choses. J’aimais bien être enfant. J’ai été très heureux et très malheureux. Les jours malheureux me rappellent les jours heureux. J’ai l’impression que cet enfant s’est développé au fur et à mesure que je grandissais. Je suis un grand enfant. J’ai toujours pensé que j’avais vingt-cinq ans, même quand j’en avais quinze.»
A l’occasion, il se remémore d’instants troubles avec un petit sourire acide : «On m’a flanqué une fois dans un placard, avec des vieilles robes de ma grand-mère, qui sentaient l’encens et le passé la naphtaline, aussi. Une odeur de placard. On devrait créer un parfum comme ça : « placard d’enfant».
Forcément, il en vient à parler de la grande affaire de la vie de chaque homme : le bonheur, qui a chez lui beaucoup à voir avec la poésie. «On peut arriver non pas à être heureux mais arriver je vais vous dire une platitude , arriver à une certaine sensation de bonheur en rêvant. Pour moi, la définition de la poésie, c’est l’art de rêver. Une fois, j’étais avec Max Jacob, et, alors qu’on descendait de chez lui, sa concierge lui dit : «Ah, monsieur Jacob, vous faites de la poésie avec vos rêves. Moi aussi, vous savez, je rêve.» Et il lui répond : «Oui mais, moi, mes rêves sont de bonne qualité.»
Il cite Victor Hugo et Gina Lollobrigida, Jean Cocteau et une chanson martiniquaise, une anecdote à San Francisco dans les années 40, une autre dans le Midi... Va-t-il enfin écrire ses Mémoires ? «Non. D’abord parce que je la perds un peu. Ensuite, je voudrais plutôt créer des situations en rapport avec ma vie, qui soient autre chose que des faits précis. Je préfère broder sur des vérités que les dire toutes crues. C’est ce que j’ai fait du reste dans un roman que personne ne connaît, qui s’appelle Un noir éblouissant, et j’y suis vraiment moi-même. Si je devais reprendre la plume, c’est pour écrire quelque chose comme ça. Mais c’est un style qui n’est pas celui de mes chansons. C’est un peu inspiré de Lautréamont.»
Pour ses chansons, Trenet parle de style «poético-surréaliste, si l’on peut dire». Ce disque neuf, qui paraît quatre ans après le très tendre "Fais ta vie" >, lui plaît parce «qu’il ne ressemble à aucun autre». En revanche, il avoue avec franchise ce qui lui déplaît, comme «certaines choses d’orchestre, qui ne demanderaient pourtant qu’une guitare. Et puis le mixage, dont il faut toujours se méfier. Mixer un enregistrement, c’est tout effacer, et même parfois ce que vous voulez qu’il reste».
Avant un prévisible triomphe cet automne à la salle Pleyel (...), ce printemps est faste pour Trenet, qui vient d’entrer à l’Académie des beaux-arts, sans avoir fait acte de candidature, une quinzaine d’années après que l’Académie française lui eut fermé sa porte. Et la télévision s’apprête à le célébrer comme jamais (...) Et il dévoile une blessure avec une nouvelle pirouette quand on lui demande qui lui manquera sur ce plateau consensuel : «Ma mère. Qu’on aurait vu danser.»
Publié le 5 novembre 1999 dans "Le Figaro"
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