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LES GRANDS MOMENTS - 13 : 1989 - UN PUNCH D’ENFER AU PALAIS DES CONGRES
le 23 Août 2014 - 12:02
Charles et la chanson par Elisabeth Duncker

En 1989, après avoir donné quelques concerts en France, les 30 et 31 janvier au Havre, le 4 février à Grenoble, le 28 février à la Cigale à Paris, le 1er mars, Lionel Jospin, alors ministre de l'Education nationale, lui remit les Palmes Académiques. Au sortir de la cérémonie, France Inter diffusait ce court entretien:

- Charles Trenet, vous êtes heureux ?
- Je suis très heureux et même très honoré. . .

- Quand est-ce qu'on vous revoit chanter ? Avec votre succès de cet hiver, j'imagine que vous allez recommencer. . . ?
- Il est question que je passe au Palais des Congrès à la rentrée, au mois d'octobre. Il y aura des nouvelles chansons. Il y aura surtout des chansons que j'ai enregistrées en disque (NDLA : ce qui était complètement faux, il n'avait plus rien enregistré depuis 1985 et son prochain album ne paraîtrait que trois ans plus tard chez WEA, tandis qu'au Palais des Congrès il ne présenterait qu'une seule nouveauté: L'ami des lendemains).



- A quoi vous attribuez ce renouveau de popularité que vous avez ?
- Au fait que je suis revenu sur la scène et que les gens ne m'avaient pas oublié.

- Qu'est-ce que vous pensez aujourd'hui de la chanson française ?
- J'en pense le plus grand bien, parce qu'il y a de nouveaux jeunes talents que l'on voit éclore et j'assiste à leur réussite avec une grande joie.

- Vous avez les Palmes Académiques, vous êtes Chevalier dans la Légion d'Honneur, vous avez l'ordre du Mérite, c'est pas beaucoup pour un poète qui finalement est bien plus léger que ça ?
- Non, pourquoi. Les honneurs si on ne les a pas de son vivant, hein ? Moi, je ne me fais pas un posthume sur mesure. . .

Cette même année, il se produirait encore en avril à Douai, en juillet à Berck Plage et ce même mois, il ferait un tabac au Festival Paléo de Nyon.

A noter que, le 21 juin, Canal+ diffusait un document d'Antoine de Caunes "Y a d'la joie !", avec des images d'archives de la collection privée de Charles Trenet. (1*)






LE CENTENAIRE DU MOULIN ROUGE
Paris Match No. 2109 du 26 octobre 1989

Le 6 octobre, le Tout Hollywood des fifties s'est précipité au Moulin Rouge pour le Gala du siècle, avec une pléiade de stars américaines  des années cinquante, donné au bénéfice des œuvres humanitaires de Danielle Mitterrand.

Et que du beau monde dans la salle : Régine, Paul Belmondo, Michel Leeb, Roger Hanin, Jean Rochefort, Tony Curtis,  Esther Williams, Jean-Claude Brialy, Jane Russell, Donald O'Connor… Grand timonier du Moulin Rouge, Jean-Miguel joua les maîtres de cérémonie et la fête démarra par une surprise : de son appartement de l'avenue Montaigne, Marlène Dietrich, voix envoûtante et lente, souhaita une merveilleuse soirée à tout le monde.

Et puis, Jerry Lewis jaillit sur scène et susurra aux danseuses : "Allez m'attendre dans ma loge, les filles, j'arrive !"
Apparurent les Gipsy Kings, Mireille Mathieu, Barbara Hendricks.  Eternellement charismatique, Lauren Bacall, de sa voix rauque, annonça Charles Aznavour ; Jane Russell conduisit Ray Charles à son piano qui attaqua en duo avec Ella Fitzgerald ´'Georgia" et ce fut le délire !

Chapeau à la main, Charles Trenet clôtura la soirée avec "Douce France".




CHARLES TRENET : "MA JEUNESSE EST UNE MALADIE MENTALE"

"Paris Match" No. 2109 du 26 octobre 1989. Interview de Jean-François Chaigneau.

A partir du 17 octobre, Charles Trenet chante au Palais des Congrès pour vingt représentations exceptionnelles. Lui qui en 1975, avait dit ne plus vouloir monter sur scène, s'explique sur ses faux adieux et son vrai retour.

- Remonter sur scène à soixante-seize ans, est-ce bien raisonnable ?
- Mais moi, j'ai vingt-cinq ans et non pas soixante-seize. Ma jeunesse est une maladie mentale. Les gens qui se prennent pour Napoléon finissent par lui ressembler. Moi, je me prends pour un jeune homme. Et je ressemble à un jeune homme.

- L'envie de chanter, ça ne passe donc jamais ?
- Ça me passe quand j'ai fini de chanter. Je ressens alors un bien-être en même temps qu'une fatigue physique. C'est agréable.

- Est-ce que ce sont là encore des adieux ?
- Je ne crois pas qu'un artiste se retire. C'est le public qui se retire de lui. J'ai annoncé mes adieux en 1975, parce que je voulais que ma mère, âgée alors de quatre-vingt-cinq ans, m'entende en public une dernière fois. C'étaient des adieux à ma mère.

- Courez-vous après l'immortalité ?
- Je préfère les choses de la vie. L'immortalité ? La postérité ? Tant mieux si on peut laisser quelque chose. C'est vrai que j'ai écrit un peu de cette idée dans la chanson "L'âme des poètes". Mais tout ça, ce sont des idées de vivants. L'immortalité ? Déjà celle des académiciens est très douteuse. Ils savent bien qu'ils ne sont immortels que de leur vivant.

- Etes-vous réellement engagé "à gauche, toute" ?
- Non. C'est de la sympathie. Il se trouve que le seul président de la République qui se soit réellement intéressé à moi, à mes chansons, c'est M. Mitterrand. Quand il m'a décoré de l'ordre national du Mérite, il m'a parlé du "Coq catalan" de Perpignan, où j'ai fait mes débuts. C'était un petit journal. Eh bien ! il le connaissait. J'ai rencontré M. Mitterrand la première fois à un dîner. Il était déjà président. C'était la seule fois de ma vie où je souffrais de rhumatismes. Je lui ai dit : "Excusez-moi, je ne peux pas me lever. " Il m'a répondu : "Restez assis, j'ai horreur des soulèvements. "  J'ai compris qu'on pouvait rigoler, blaguer.

- Vous êtes de toutes les fêtes socialistes.
- J'ai vécu mon enfance au milieu de ces idées-là. Mon père était "très Jaurès", comme beaucoup de gens à Perpignan, à cette époque.

- Etes-vous attendri par les souvenirs ?
- Bien sûr ! Ils réconfortent, ils tiennent compagnie, mais ce sont les projets qui font avancer. <

- Etes-vous riche ?
- Je suis riche de ma bonne santé. Pour le reste, tenez, je suis justement en train de préparer mon chèque pour les impôts. Et c'est la mode de dire combien on gagne. Alors, je suis à la mode et regardez ma feuille. Je suis taxé à 70%. Et mes biens : ma maison natale de Carcassonne (sic – Narbonne, bien sûr !), la maison natale de mon père à Perpignan, ma ferme d'Aix-en-Provence et ma maison de Cannes (N.D.L.A. :  Antibes), je suis en train de les perdre avec l'impôt de solidarité sur les grandes fortunes.

- Et qu'est-ce que vous en pensez ?
- Que je m'en fous complètement.

- Vous souciez-vous de ce que va devenir votre fortune ?
- Je m'en fiche. Je n'ai pas fait de testament. Il sera toujours temps.

- Vous ne pensez pas à la mort ?
- Non. Pas du tout. J'espère qu'elle ne pense pas à moi non plus.




TRENET EN FORME OLYMPIQUE


Dans l'entrée du Palais étaient exposés T-shirts, briquets, insignes et autres gadgets à l'emblème du Fou chantant, et notamment un petit 45-tours EMI, avec la version public de Y a d'la joie de la soirée Mumm, couplée avec L'ami des lendemains. "Document de travail inédit produit par Gilbert Rozon" disait l'étiquette. Ces versions ne furent ensuite jamais reprise sur aucun album paru par la suite et donc complètement oubliée.


Ce soir de première, Charles en forme olympique, humour à fleur de lèvres, comme l'écrivait "France-Soir", fit bisser Mes jeunes années avec les Petits Chanteurs à la Croix de Bois.


Sa chanson d'entrée: L'ami des lendemains, était pratiquement la seule modification à son  répertoire depuis le Châtelet; supprimées étaient Rachel et L'oiseau des vacances, reprises Fidèle, Débit de l'eau, débit de lait et Il pleut dans ma chambre - trente-quatre chansons en tout.


A la générale du 19 octobre, on voyait aux premières rangées de la salle, Pascal Sevran, Line Renaud, Patrick Sébastien, Francis Lalanne, Julien Clerc, Jean-Jacques Debout avec sa femme Chantal Goya et Mme Breton.


UN PUNCH D'ENFER !
commentait Alain Morel dans «Le Parisien» du 17 octobre 1989

Pour trois semaines au palais des Congrès, l'ancêtre surdoué plébiscité par les jeunes, rempile pour un nouveau triomphe.

Et revoilà le fou chantant. Convaincu par un québécois volontaire et diplomate de cesser de bouder ses fans, il y a maintenant deux ans que Charles Trenet a repris la route et partout c'est le triomphe. A Paris, un seul soir au Théâtre des Champs-Elysées, pour fêter ses cinquante ans de carrière solo, et six autres (sic – onze) au Châtelet à guichets fermés n'avaient pas suffi à satisfaire la demande. Alors il remet cela et installe pour trois semaines au Palais des Congrès ses œillades magiques, ses chansons-joyaux et un demi-siècle de souvenirs enchanteurs. Nouveaux triomphes en vue même s'il risque d'aviver certaines aigreurs.

Car s'il fait partie des ancêtres surdoués, Trenet demeure un éternel sale gosse et ne compte pas que des amis. De son ex-impresario Emile Hebey, qui déclare "nul ne saura jamais ce que m'a fait endurer cet homme… pour le supporter il faut être un extraterrestre", aux proches de Jean Bertola
(2*), décédé récemment et qui fut son accompagnateur après avoir été celui de Brassens : "Cela lui aura permis de connaître de son vivant le paradis puis l'enfer", nombreux sont ceux qui refusent de faire leur Bon Dieu de Trenet sans confesser ses incroyables caprices.

Déjà célèbre pour d'innombrables faits d'armes appartenant au passé (l'achat de voitures neuves chaque fois qu'une panne sévit sur son véhicule en cours, les fleurs en plastique dans son jardin de La Varenne, l'intervention de Giscard quand il refusait de payer ses impôts, etc. ) son attitude n'a guère changé avec les années.

A Montréal on a vu Brialy lui courir après dans les rues parce qu'il "fuyait" un micro défectueux. A Sète, il a planté "les copains d'abord" et le dîner organisé en son honneur parce qu'une bière fraîche n'arrivait pas assez vite. A la SACEM, il a fait une grosse colère et vilipendé certains de ses confrères parce que le référendum sur la meilleure chanson française ne lui était pas favorable. Au Châtelet, il a refusé l'hommage que Lio avait rédigé pour le programme et corrigé celui de Gainsbourg.
(3*)

Pas tout à fait donc le papy au grand cœur que d'aucuns imaginent. Pourtant, plus il vieillit et plus les jeunes le redécouvrent. Après "Nationale 7" repris par un groupe belge il y a sept ans, c'est "Douce France" que le groupe Carte de Séjour a su installer au Top 50. Du coup, les gamins ont fouillé dans les discothèques de leurs parents pour y retrouver les tubes de jadis, de ce monsieur de soixante-seize ans, inoubliable auteur de "La Mer".

Jamais à court d'explications, Trenet, sorte de grand gosse à sa manière et toujours très attiré par la jeunesse, a trouvé à cela une bonne raison : "Devenir l'idole des mômes, je ne l'avais pas prévu lors de mes adieux à l'Olympia. Cela prouve simplement qu'on est toujours à la mode quand on n'essaie pas de la suivre. "



LE TRENET S'AMUSE
« Libération »  du 18 octobre 1989 :

Mi-Jerry Lewis, mi-Monsieur Hulot, de retour au Palais des Congrès pour vingt concerts, le Jardinier Extraordinaire détaille son tour de chant : un tour de taille !

Depuis son come-back du Châtelet en décembre dernier, le vert Trenet (76) n'arrête plus. Province, Suisse, Québec, Belgique, New York et Japon l'ont acclamé. Le revoici à Paris. Ceux pour qui Trenet est le sucre dans l'amer café du matin, le retrouveront avec plaisir, les autres le découvriront au meilleur de sa forme. Au téléphone, la voix est étonnamment jeune.


LIBE : -  Salle froide ?
- Je suis allé plusieurs fois au Palais des Congrès, il est froid à condition que ce qui se passe sur scène soit froid. J'y ai vu les spectacles de Jean-Jacques Debout, de Johnny Hallyday, de Michel Sardou, la salle n'était pas froide. Si on réchauffe le public, il n'aura pas froid, et s'il veut applaudir, il se réchauffera. Ça va être le même récital qu'au Châtelet, à part une chanson nouvelle : "L'ami des lendemains".  J'ai établi mon ordre de chansons d'après ce que le public demande.

- Sur le tour de chant, il n'y a pas une seule chanson dans la même tonalité.
- C'est vrai. "Revoir Paris" est en fa, "Les chiens-loups" en mi, "Le revenant" en sol mineur, "Kangourou" en sol majeur, "J'ai ta main" en mi bémol, "La famille musicienne" en do et ré, "Douce France" en mi bémol, "Il y avait des arbres" en ré bémol et finit en mi, ce qui permet de chanter "Douce France" en do. La difficulté, c'est de grouper des chansons qui n'ont aucun rapport entre elles, parce que moi, je ne suis pas un spécialiste de la chanson mais un généraliste. Il y a quand même un fil conducteur mais c'est un personnage à plusieurs facettes.

Il ne faut pas un triomphe dès le début, il faut avoir la psychologie du tour de chant. Naturellement, on me rappelle
(rires), je chante "Boum". Le soir de ma première, à la place de "Boum", je mettrai "Mes jeunes années" avec les Petits Chanteurs à la Croix de Bois. Hélas, on ne peut pas les avoir tous les soirs, ils sont toujours par monts et par vaux… Comme crack de la deuxième partie, je suis ravi d'avoir pour "La mer"  la garde républicaine, qui a des cordes du reste. Ça va la gonfler.

- Comment êtes-vous revenu à la formule contrebasse et deux pianos ?
- Les gens qui m'écrivent me donnent de bons conseils. "J'espère que vous ne serez pas accompagné avec des orchestres tonitruants et des décibels exagérés". Je crois qu'un certain public commence à en avoir assez de tout ça. Les grandes orchestrations, c'est pas mal pour l'oreille, mais tout peut très bien passer avec deux pianos.

- Les critiques ?
On m'a fait très peu de critiques dans ma vie, toujours constructives. Au début, on m'a reproché de faire trop de grimaces, de chanter mes chansons à tue-tête alors qu'il me fallait m'économiser pour finir sans m'enrouer, de ne pas tenir mes notes. J'ai corrigé tout ça.

- Laon ?
- Je dois aller chanter demain à Laon. Ma nouvelle chanson s'appelle "L'ami des lendemains" , alors je serai l'ami de Laon, demain…
(Propos recueillis par Hélène Hazera)


PROLONGATIONS : TRENET RIT, SOUCHON PLEURE
Pierre Grenard et François Deletraz dans "Figaro-Scope" du 18-24 octobre 1989 :

Trente-deux années les séparent, Charles Trenet affiche "Y a d'la joie !" , et Alain Souchon déclare "Les chansons gaies m'ennuient". Trenet au Palais des Congrès, Souchon au Casino de Paris – deux styles, deux stars en clair obscur, discrètes mais omniprésentes et puisant à la même source d'inspiration : la vie, l'amour, le temps qui passe…

Trenet choisit avec le sourire de nous raconter les amours en cavale et l'inexorable fuite du temps. Mais avec un soleil au fond de la gorge. Une alchimie paradoxale et subtile qui nous fait vaciller. Il se saisit du fagot sec de nos histoires et le transforme en baume amoureux.

Souchon lui, qui analyse sévèrement la position de Trenet ("Il opte pour l'optimisme, moi pour le pessimisme, mais il ment. Lui aussi sait que la vie est une belle pourriture, alors il chante optimiste"), arbore une mine défaite et nous assure "qu'on est foutus, on mange trop !". Si Souchon puise au fond du désespoir son inspiration "je me demande ce que je fais sur Terre, confie-t-il, et qui je suis et où je vais", Trenet, lui, puise dans le fantastique goût du bonheur qui l'habite. A 76 ans, cinquante ans après ses premiers couplets poussés dans une petite salle des grands boulevards,, il n'a rien perdu de son inaltérable juvénilité.

Derrière lui, quelques centaines de chansons dont un bon paquet de purs joyaux de poésie et de musique. Des bombes de joie et de charme qui vous regonflent à bloc, mais aussi de délicates mélodies qui vous entraînent…


TRENET TOUJOURS SUR LA BRÈCHE
Jacques Chancel dans "Le désordre et la vie" – (Grasset – 1991)

Il n'y aura jamais d'adieu. Seulement des au revoir : Charles Trenet toujours sur la brèche au palais des Congrès, le triomphe du plus grand troubadour du monde, les belles éclaboussures du sang d'un poète que la légende a déjà pris en compte, et j'en tiens pour preuve l'accueil du Québec : "Monsieur Trenet, vous qui aimez tant les chansons traditionnelles, vous allez entendre nos petits écoliers vous chanter une berceuse du XVIIIe siècle". C'était "Douce France".



DOSSIER TRENET – LE PHÉNOMÈNE
"Paroles et Musique" No.22  d'octobre 1989

Miracle sans nom à la station Chanson, on voit swing troubadour qui sort de son tunnel. Sacré tunnel ! A 76 ans bien sonnés, le Fou chantant va encore frapper. Fort : trois semaines au Palais des Congrès, qui s'annoncent d'ores et déjà à guichets fermés. Un authentique exploit. Un phénomène. Depuis ses débuts, il y a plus de cinquante ans, à l'ABC, on a tout dit de lui : qu'il était le pape – et le papa – de la chanson française, qu'il incarnait la jeunesse éternelle, qu'il était fou, qu'il était un génie. Voilà donc une nouvelle – une dernière ? – occasion de vérifier combien tout cela est vrai.

Le retour extraordinaire

Gilbert Rozon est le nouvel imprésario de Charles Trenet, celui qui a réussi ce véritable tour de force : faire remonter le Fou chantant sur scène, après une quinzaine d'années de silence (sic - Note : en relisant les précédents "Ses Grands Momments", on verra qu'il n'en est rien). Passionné, passionnant, ce jeune homme de 35 ans a un signe particulier : il est québécois.

PM : A Montréal, vous êtes une célébrité. Depuis quand êtes-vous dans le métier ?
Gilbert Rozon : - Depuis toujours, quasiment. J'ai commencé au lycée. Un jour, une troupe de théâtre est venue donner une représentation. Comme l'éclairagiste était malade, on m'a demandé de le remplacer. Ça m'a plu, alors j'ai continué. Au début, j'étais à la poursuite, puis je suis passé à l'éclairage, au son, d'abord au théâtre, puis dans la danse et enfin, mais beaucoup plus tard, dans la variété. Vers l'âge de 22 ans, j'ai eu envie de faire autre chose et j'ai commencé des études de droit pour devenir avocat. Au bout de six mois, j'avais compris que ce n'était vraiment pas ma voie.

- Vos études terminées, vous êtes revenu au spectacle.
- J'y suis revenu pendant ma dernière année d'études. Cette année-là, la petite ville où je vivais voulait célébrer le 350e anniversaire de sa naissance. Comme on savait que j'avais une bonne expérience du spectacle, on m'a demandé d'organiser les festivités. J'ai donc créé un festival de quatre jours. C'était un festival en plein air dans lequel j'avais mélangé tous les genres : chansons, musique classique, théâtre, danse… C'était très éclaté, je voulais mélanger les publics. Ça a bien marché, alors le festival est devenu annuel. Au bout de trois ans, en se développant, mon festival avait un peu perdu de sa poésie initiale. J'ai donc décidé de le transférer à Montréal, ce qui fut la plus grande erreur de ma vie. Jusque-là, tout ce que j'avais fait m'avait réussi : j'étais avocat, je touchais un peu à l'immobilier, j'avais une petite entreprise de spectacle, je m'occupais de ce festival qui marchait très bien… Mais je ne voulais plus être un gars de la campagne, je voulais travailler avec les grands producteurs de Montréal. Je m'installe donc à Montréal. Et je me plante complètement.

- Un flop monumental
- Ce qui faisait le succès de mon festival, c'était sa générosité. A Montréal, je modifie mon concept, je le rationalise : plus de droit d'entrée unique pour voir tous les spectacles, mais un billet pour chaque spectacle. Et ce fut le flop le plus monumental de toute l'histoire du Québec. En quelques jours, j'ai tout perdu. J'avais 26 ans, j'ai mis cinq ans à m'en remettre. Et c'est à ce moment-là que Trenet est entré dans ma vie. Je suis parti à Paris et je me suis mis à réécouter du Trenet, parce que ça me remontait le moral. En même temps, je cherchais une idée de festival qui me permette de repartir. A travers Trenet, j'ai pensé à l'humour, je me suis dit qu'il pourrait inaugurer un festival qui serait consacré au rire, à la folie. Mais Trenet pour moi c'était une légende, un personnage quasi mythique. A la limite je n'étais pas sûr qu'il fût encore vivant. J'ai donc commencé à remonter la filière pour essayer de le rencontrer. Partout, on me disait : "Trenet, il n'a plus vraiment d'imprésario et de toute façon il ne veut plus monter sur scène". Alors j'ai pris mon plus beau papier à lettre et je me suis mis à lui écrire. Ecrire à Trenet, vous imaginez ce que ça signifiait pour moi ? J'étais terrifié. Je me disais : Je suis en train d'écrire au plus grand chanteur du monde… J'ai écrit, réécrit, raturé. Apparemment ma petite lettre l'a touché puisqu'il m'a téléphoné quelques jours après. L'idée de venir au Québec semblait  l'intéresser. Mais c'était compliqué. Il avait envie de revenir au Canada, mais il ne voulait pas remonter sur les planches parce qu'il avait fait ses adieux à l'Olympia. Moi, je n'avais qu'un argument de poids à lui opposer : il n'avait pas fait ses adieux au Québec. Et les négociations ont duré, duré. Il a fini par se laisser convaincre.


- Vous vous souvenez de vos premiers entretiens avec lui ?
- Les premières fois, j'étais malade comme un chien. Il faut comprendre : dans mon univers à moi, cet homme-là, c'est un monstre, un demi-dieu. Si Trenet avait été américain, Sinatra aurait eu l'air d'un chanteur de troisième ordre. Mais il n'a jamais voulu faire carrière aux Etats-Unis. Il y est allé pour s'amuser et il y est devenu une vedette malgré lui. Trenet, ce n'est pas quelqu'un qui a mené sa carrière de façon rationnelle, organisée. Non, il s'est amusé.

- En 1983, Charles Trenet a donc inauguré le premier festival "Juste pour rire". Et après ?
-Il est revenu en 1988 faire un tour de chant complet, parce qu'en 1983 il n'avait chanté que douze chansons. C'était un hommage qui lui était rendu ; de nombreux chanteurs interprétaient ses grands succès et il clôturait. Il a fait un véritable triomphe. Les journaux en ont parlé comme si c'était le bon Dieu, comme si un Martien avait atterri au Canada. Quand il a mis le pied sur scène, il a eu droit à une ovation comme j'en ai rarement entendu, et à la fin, les gens l'ont applaudi pendant une bonne demi-heure. Ce triomphe lui a redonné le goût de la scène, du contact avec le public…

- Comment l'avez-vous convaincu de remonter sur scène en France ?
- On a commencé à se lier d'amitié. Quand je venais à Paris, j'allais le voir. Mais ce qui me frappait quand j'arrivais en France, c'est que les gens disaient : "Trenet, oui, c'était un grand chanteur".  C'était. Tout ça parce qu'il n'avait pas fait une scène parisienne depuis des années. Et je leur disais : "Mais vous êtes malades ! Moi, je l'ai vu chanter il y a six mois, c'était phénoménal !"

Un soir, j'ai dit : "Ecoutez Charles, vous ne pouvez pas laisser une image pareille derrière vous. Vous êtes en pleine forme et vous n'avez jamais eu une aussi belle voix. Il faut que vous reveniez !" Le 26 septembre 1987 il y a eu la réouverture du théâtre des Champs-Elysées. Charles a accepté de faire un tour de chant complet et ça a été un triomphe. C'est à ce moment-là que je suis devenu son imprésario. Après, ça a été le Châtelet…


- Et maintenant, le Palais des Congrès. Et ensuite ?
- On a fait New York, Londres, le Japon, quelques dates ici ou là, pour reconquérir le marché. Par exemple, une soirée à New York : triomphe. Et maintenant on nous demande d'y retourner pour quinze jours. Une soirée à Londres : on va y revenir pour dix jours. Le Japon, pareil. Le Canada, pareil. A Montréal, la première année, on n'a fait qu'une date. La dernière fois, on a fait cinq soirs dans une salle de 3.000 places. Quand les gens voient Charles, c'est la folie. Les billets se vendent jusqu'à 1500 Francs au marché noir !

- De quoi vous parle-t-il, Trenet ?
- Trenet, il parle de tout. Il a une culture prodigieuse. Depuis que je le connais, en sept ans, je ne l'ai jamais entendu raconter deux fois la même histoire. Pour moi c'est un immense privilège que de pouvoir travailler avec lui. Bien sûr, il peut être difficile dans le travail, mais le plus souvent il est tout simplement fabuleux. Cet homme m'impressionne, il m'impressionne à chaque instant. A Nyon, par exemple, il était devant 10.000 jeunes qui étaient venus voir Higelin, c'était un public plutôt rock, alors il a modifié entièrement son tour de chant sur sound live. C'était extraordinaire, mais c'est tous les jours comme ça.

- Et après Trenet ?
- Je n'y pense pas. Je ne pense pas à un "après-Trenet". Je vis tout ça au jour le jour. Le public est heureux, Charles va bien, c'est tout ce qui m'intéresse. Je vous dis que connaître cet homme, c'est un immense privilège. Cet homme, c'est la poésie, c'est la folie au quotidien. En le rencontrant, j'ai enfin compris ce qu'était la poésie, ce qu'était un poète. La poésie c'est un certain regard sur les choses, un regard qui transfigure les choses.


SACRÉE SOIRÉE

Le 25 octobre, Charles était sur TF1 en duplex dans "Sacrée Soirée" (l'émission, qui à l'époque battait tous les records d'audience, était présentée avec verve par Jean-Pierre Foucault). L'nterview fut menée à sa sortie de scène, tandis que le public l'acclamait toujours en scandant des bravos.

Jean-Pierre Foucault : - C'est un vrai triomphe. On les entend encore. Quelle impression ça fait d'entendre ces bravos et c'est encore une fois cinquante ans après l'ABC ?
- Oui, c'est extrêmement agréable. J'ai l'impression de ne pas avoir changé parce que le public, lui, ne change jamais. Il y a toujours la même proportion de jeunes et de moins jeunes et puis des gens de mon âge maintenant. C'est merveilleux.

- Des nouvelles chansons dans ce tour au Palais des Congrès ou uniquement celles que tout le monde connaît ? - C'est à dire je chante des espèces de morceaux choisis par le public. C'est le résultat de tout le courrier très abondant que j'ai reçu ces dernières années. Evidemment j'essaie tout de même de chanter des chansons nouvelles: L'ami des lendemains c'est une chanson que j'ai chantée même au Palais des Congrès pour la première fois, car je ne l'avais pas essayée non plus en province. Et ça a marché très bien, les gens m'ont fait un accueil magnifique pour cette chanson.

- Comment se fait-il que Charles Trenet soit si discret, qu'on le voie si peu à la télévision, j'allais dire à "Sacrée soirée" par exemple ?
- Je ne sais pas. Il faut me le demander, je viendrai. . .

- C'est sûr ? Vous prenez cet engagement ce soir ?
- Mais oui, bien sûr!


- Alors, à très bientôt, Charles Trenet, à "Sacrée soirée". Je crois que c'est indispensable maintenant pour vous de retourner sur scène d'après ce que j'entends, pour saluer le public qui vous réclame (les cris et les bravos ayant repris de plus belle).
- Oui, j'y retourne!


(aux téléspectateurs)- Vous voyez, vous étiez au spectacle en direct du Palais des Congrès. Allez- y. Il faut y aller. J'y suis allé hier soir et c'était deux heures de vrai bonheur. . .








(1*)  Antoine de Caunes fasciné par Trenet
(Catherine Rambert dans "France-Soir" du 21 juin 1989)

"Charles Trenet est devenu une affaire de famille", explique Antoine de Caunes. "Ma mère, Jacqueline Joubert, l'avait déjà interviewé, il y a quelques années. Elle en garde un souvenir ébloui. Quant à mon père (N.D.L.A. : Georges de Caunes), il avait également travaillé avec lui dans le cadre de ses activités journalistiques. Depuis tout petit, mes parents m'ont toujours parlé de Trenet et j'ai été bercé par ses chansons. Trenet est un personnage complètement fascinant. Il est difficile de restituer sa fantaisie et sa fraîcheur. Comme moi, il est amateur de jeux de mots et de mauvais calembours. A 75 ans, il a conservé un enthousiasme intact. "

 C'est à Aix-en-Provence, dans l'une des nombreuses maisons de Trenet, qu'Antoine de Caunes et son équipe ont trouvé, entassées dans des malles, des images inédites du chanteur. Trenet adorait se faire filmer par des amis avec une caméra 16 mm, ramenée des Etats-Unis. On y découvre un Trenet incroyablement narcissique, laissant libre cours à sa fantaisie et à la joie de vivre : chez lui, en Grèce, devant le Parthénon, aux U.S.A….

"Après notre première rencontre, je suis retourné l'interviewer quatre heures et demi. Nous étions sur la même longueur d'onde. Trenet n'a pas la réputation d'être facile pour travailler, mais dans le privé, c'est un homme délicieux. "

(2*) Jean Bertola  (1922-1989) – auteur-compositeur-interprète, n'a jamais été l'accompagnateur de Trenet ni celui de Brassens. Pianiste d'abord, c'est Charles Aznavour qu'il accompagne à ses débuts. En 1954, il démarre une carrière d'interprète. En 1984, il enregistre des textes inédits de Brassens qui fut son grand ami.

(3*) Voici l'hommage de Lio paru dans le programme du Châtelet en 1988, hommage que Charles aurait "refusé" :
Un petit air traînait
Un petit air de rien du tout,
Empli de petits riens si gais,
Que tout le monde le chantait
Comme ça, pour rien,
C'est tout. Un petit air Trenet…



Et celui de Serge Gainsbourg :
A la frontière du souvenir
Et de l'oubli où s'arabesquent les fils
D'or barbelés de mes songes secrets,
J'entrevois un passeur de rêves
Auréolé d'un feutre clair
Et de soleils fulgurants d'avant-guerre…

 



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POUR SES 80 BERGES
TRENET PREND LA BASTILLE
MAI 1993





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