par Elisabeth Duncker
EN GUISE D'INTRODUCTION
Jacques Chancel, extrait de son Journal 1999-2002 "Nouveau Siècle" (Editions du Rocher – 2003) -
26 octobre 2000.
L'annonce de sa mort vient maintenant à chaque saison. Et le miracle est tel qu'il reprend vie aussitôt. Le visage est violacé, la parole difficile, le pas hésitant. Je souffre de le voir dans ce handicap, aux marches d'un enfer. Mais son sourire est tendre, l'ironie vigilante. Charles Trenet toujours, dans une éternité douloureuse. Je le retrouve au Fouquet's où il a sa table : "Alors, pour quand notre prochain Echiquier ?" Et nous voilà, battant le rappel de tous nos partages. Trenet, plus poète que les rimeurs officiels.
8 janvier 2001
L'ombre de ce qui fut un soleil : Charles Trenet vivant mais déjà en voyage, comme ailleurs, statue branlante, mêmes yeux perçants, parole hésitante, le mot pour rire et se plaindre : "Je me traîne." Tragique, ce visage devenu masque ! Je perçois sa voix si faible : " Tu vois, Jacques, je suis encore capable de prendre le mors aux dents. " Nous sommes au Fouquet's où il a sa table. Je le regarde comme si c'était la dernière fois, il devine ma peine : " Ne sois pas triste. On se retrouvera bientôt. Les poètes ne meurent jamais ".
19 février
Ma fille Marie-Alix m'annonce la mort de deux géants du monde des arts : Trenet et Balthus s'en sont allés dans des ailleurs que leur âge pouvait envisager. Tristesse de la nouvelle dans un bonheur de paysage. Je m'y attendais bien sûr, mais je ne pensais pas que la déclaration m'en serait faite ici. Charles, je l'avais vu cette dernière quinzaine, nous avions plaisanté comme d'habitude, il se vantait déjà d'approcher les étoiles, nous avions imaginé ensemble le grand départ : " Je suis prêt – il chantait la phrase - , tu verras, ils ne seront pas loin de me considérer bientôt comme un roi-soleil. " Magicien comme toujours, il s'en sortait par une pirouette. "Je ne crains pas de rejoindre le ciel, j'y ai droit, mais Dieu aura fait tout de même une sacrée erreur, s'il m'avait été accordé de vivre jusqu'en 2013, je serais devenu le fou-cent-ans. "
Si j'étais à Paris, j'insisterais pour que fût rediffusé notre Jardin extraordinaire, le plus tendre de mes Echiquiers.
Au revoir mon ami,
Au revoir
Bonne nuit
Que tes rêves soient choses légères.
Pas de larmes, Charles, mais de la joie pour très longtemps.
LUNDI 19 FEVRIER, 8h30. . .
C'est alors que la nouvelle tombe à l'antenne de France Inter avec une rediffusion de l'interview du 1er août 1992 à Orange, où, à la question d'Isabelle Pasquier : "Un jour vous partirez sur la pointe des pieds…?", Charles répondait : "Je ne pense pas que je partirai sur la pointe des pieds, je m'envolerai…"
Voilà, Charles Trenet s'est envolé la nuit dernière à l'hôpital Henri Mondor de Créteil où il avait été admis il y a une dizaine de jours. Il a succombé à une deuxième attaque cérébrale. Il était âgé de 87 ans. Une cérémonie religieuse doit avoir lieu vendredi en l'église de La Madeleine et ses cendres seront amenées lundi à Narbonne, où il sera enterré près de sa mère.
Du coup, France Inter, tout comme toutes les radios françaises, bouleverse ses programmes pour consacrer toute cette journée à la mémoire de cet homme extraordinaire et hors du commun.
Isabelle Pasquier :
Jamais Trenet n'a enlevé son masque de Fou chantant, toujours drôle, toujours en forme, une forme qu'il entretient avec une discipline musclée, footing tous les matins et haltères. Sa voix n'aura jamais pris une ride, c'est sans doute le plus grand de ses mystères, une voix qu'il entretient en blaguant avec ses amis, son esprit ne cesse de faire de la gymnastique, Trenet adore les jeux de mots. Derrière cette permanente bonne humeur Trenet avoue : "Ma mélancolie, je la garde pour ma solitude. " C'est sa politesse. Sur son éternelle jeunesse, Trenet, le regard espiègle, répond que la poésie lui sert de chirurgie esthétique, une poésie qui a surtout gommé les cicatrices de son enfance. "Toute ma vie j'ai couru après l'enfance que je n'ai pas eue. Alors un jour je me suis dit que si je peux me payer une enfance, je le ferai. " Son enfance, c'est le bonheur de sa maison de Narbonne, mais c'est aussi le divorce de ses parents, c'est sa solitude en pension.
Trenet s'est créé un monde qui le protège de la réalité, une réalité qu'il n'a jamais cherché à changer. Durant l'Occupation on lui reprochera d'ailleurs son indifférence voire son inconscience, mais dans son dernier album le poète regarde quand même la société et il dénonce la misère humaine dans les banlieues. Son regret de n'avoir pas eu d'enfant, Trenet répond qu'il a eu 800 filles, ses chansons.
Son échec à l'Académie française, il choisit la dérision : "C'est très romantique d'être méprisé par la vieille dame."
Trenet a rencontré des célébrités sur sa longue route : Max Jacob, Jean Cocteau, Maurice Chevalier, Louis Armstrong, François Truffaut, Marlène Dietrich – tous l'admiraient, mais, lucide, il faisait un bilan : "J'ai rencontré tout le monde dans ce siècle, sauf moi-même, mais chaque jour je me découvre. "
"TRAFIC D'INFLUENCE"
animé par Philippe Bertrand, dont l'un des premiers invités sera José Artur.
Celui-ci commente : "Moi je l'avais rencontré d'une façon assez bizarre. J'ai un souvenir de lui à Casablanca, il y avait François Périer, Marie Daëms, on jouait alors "Boboche".
C'était pour une histoire de non paiement ou de peur de ne pas être payé, qu'il s'était allongé par terre au pied du micro et il ne bougeait pas – faut quand même oser le faire"! Il y avait son agent, Emile Hebey qui a dû se débrouiller pour qu'il chante. Certes, il n'était pas facile à l'époque de la pleine vitalité. Il était un être extra - virgule - ordinaire.
La première fois que je l'ai interviewé, c'était au Bilboquet, où il passaient des musiciens de jazz et il aimait beaucoup le jazz – il venait là et il s'asseyait à une table. Il était tout seul et c'est ce qui m'avait frappé.
Il était très gentil, il me mettait très à l'aise. Quand on voit un monstre pareil, c'est vrai que c'est impressionnant, parce que j'étais tout jeune présentateur. Il était bizarre parce qu'il parlait, il parlait, et brusquement une ombre passait devant ses yeux et il ne disait plus rien pendant un petit bout de temps. Moi, ça ne me gênait pas car je suis très bavard et je le prouve tout le temps. "
Charles, c'était un assidu du Fouquet's – il adorait ce restaurant"; c'était une très bonne fourchette et un bon gosier…"
Suit la rediffusion de son entretien avec lui au Fouquet's dans le Pop Club du 20 mars 1987
Et les commentaires des autres invités :
Jérôme Savary :
On a beaucoup dit qu'il avait été le premier à intégrer le jazz à la chanson française. Ayant joué pendant plus de trois ans "Y a d'la joie et de l'amour", une petite comédie musicale autour des chansons de Charles Trenet, je sais à quel point ses chansons swinguent. On dit moins qu'il était un grand amoureux et qu'il parlait d'amour comme peu l'ont fait. Pas de l'amour tout court, mais de tous les amours. Comme s'il hésitait à afficher, devant son public populaire par excellence, son homosexualité, il en parlait avec pudeur, truffant ses chansons de doubles sens, de calembours, de métaphores. Trenet est mort. Ce n'est pas sa disparition qui m'attriste. C'est le fait qu'il ne pourra plus se taper de bonnes bouteilles, qu'il ne fera plus de calembour, en un mot que, pour lui, la fête est finie.
Cabu :
Ma grand-mère m'avait emmené à l'Olympia un 1er mai 1954 et depuis, j'ai été ébloui par ses chansons. Je trouve que c'est lui qui a fait le mieux la mélange des mots et des notes.
Michel Drucker :
Moi, le souvenir que je garde de lui, c'est que c'est un colosse, un fou de sport qui était une véritable armoire à glace. Quand on déjeunait avec lui, ça commençait à 13 heures et cela se terminait à 18 heures. Et c'était quelqu‘un qui maniait le verbe et la langue d'une dextérité absolument fabuleuse, il avait un bon mot à la seconde. C'était quelqu'un d'évidemment très drôle, il a connu le siècle, il a connu tous les grands poètes, il a connu Laurel et Hardy, il a connu Chaplin, Mary Pickford, il a connu Broadway, il a connu évidemment Maurice Chevalier qui l'a présenté pour la première fois sur scène dans le Casino de Paris, et puis Mistinguett qui lui a donné un coup de pouce, il était l'ami de Cocteau, de Max Jacob, de Guitry, de Colette, de Jean Nohain, de Mireille…
Serge Hureau, en 1998 producteur et interprète de "Au bon petit Charles" et directeur du Hall de la Chanson à La Villette : Dans les années 60, et après 68, plus personne n'écoutait Charles Trenet. Au Châtelet en 1988, il a fait un spectacle où il s'est obstiné à mettre des chansons que personne ne voulait écouter dans ces années-là. Il a continué à chanter, mais il a toujours eu du mal. En 1960 il n'était plus rien du tout"; il a recommencé sa carrière en 1981, grâce au Canadien Rozon.
Et Isabelle Aubret d'affirmer dans l'émission programmée le soir même du 19 février, sur France 2, avec ce titre très original, "L'âme du poète" :
Je ne le connaissais pas, mais je sais qu'il a eu un creux de la vague qui a duré très longtemps, qui a duré bien 18 ans. J'étais débutante et je venais de gagner le Grand Prix de l'Eurovision avec " Deux enfants au soleil ". Je passais en plein air dans un pré Perpignan, je passais en vedette et lui avant moi, en première partie. C'était le début des yéyé. Voyez à quel point pour lui c'était le creux de la vague. C'était ma première rencontre avec Charles Trenet.
(N.D.L.A : Elle ignorait cependant que c'était Charles lui-même qui avait insisté pour passer en première partie, ce qui lui arrivait quelquefois quand il devait prendre un avion ou un train, afin de pouvoir honorer un contrat ailleurs).
"A TOUTE ALLURE" animée par Gérard Lefort et Marie Colmant.
Gérard Lefort : - C'est donc une émission spéciale qui sera entièrement consacrée à Charles Trenet qui est mort ce matin. Et nous avons invité pour en parler Pierre Bouteiller. Merci, Pierre, de nous avoir rejoints. A quelle époque Charles Trenet est-il entré dans votre vie, sans jeu de mots, bien entendu ?
Pierre Bouteiller : - J'ai toujours été un admirateur inconditionnel de Charles Trenet. Je me rappelle que mes parents ont acheté des 78t de lui dont La Mer, moi j'ai acheté les vinyles et les cd et j'ai gardé, comme une sorte de collecteur, le fameux coffret Pathé Marconi gris cartonné avec tous les vinyles, qui ont été refaits depuis en cd, bien sûr. Ça c'était l'admirateur, le fan que je suis toujours resté. Mais en ce qui concerne nos relations personnelles, c'est vrai que je l'ai connu, mais je ne tiens pas à dire, maintenant qu'il ne peut pas se défendre, que j'étais son plus grand ami. Je crois qu'il m'estimait pour la qualité de ce que je faisais en tant que journaliste, car j'ai fait beaucoup d'émissions avec lui, de radio, aussi de télé, et la dernière en date c'était sur Arte. C'est ce qu'on appelle une soirée thématique, vous connaissez le rituel, il y a un documentaire, un film, et surtout le portrait rêvé, et j'étais très fier d'être le producteur de cette émission qui va sans doute repasser sur Arte dimanche – au moins il en est question.
J'ai fait également pour la collection Témoins, qui, comme son nom l'indique, était une collection de cassettes de grands acteurs et grands témoins du monde culturel contemporain, des poètes : Sartre, Théodore Rakis ; c'est Danièle Delorme qui avait produit cette série en 1981 et 83. J'ai fait donc la cassette Trenet, c'était un grand moment parce qu'on a filmé chez lui à Aix-en-Provence et c'était une maison – sans jeu de mots – une maison extraordinaire, une maison piégée aussi, avec une très belle armoire rustique, on ouvre la porte et dans l'armoire il y a un escalier qui descend dans une cave… Des choses comme ça, avec des fleurs artificielles. Oui, lui qui était multimilliardaire, il n'avait à Aix-en-Provence que des fleurs artificielles ! Et un jour il y avait une journaliste qui l'avait interviewé, une blonde, qui visiblement l'exaspérait – et elle lui dit : " Monsieur Trenet, vous avec tout cet argent que vous avez, pourquoi vous n'avez que des fausses fleurs ? " Et il lui a répondu : " C'est curieux, ce sont toujours des fausses blondes qui me posent la question. "
Et puis l'un des grands moments de journaliste qui m'est resté avec Trenet, c'est une émission de 1970, (N.D.L.A : " Le monde en fête "), cela a près de 30 ans, moi j'étais au piano, Trenet à côté et l'interview a commencé. Cela a duré près d'une heure et j'ai fait l'interview de rêve, l'interview musique, c'est-à-dire que je l'interrogeais et chaque fois qu'il chantait une chanson, je l'accompagnais dans la tonalité qu'il voulait. C'est un cadeau, car je ne sais pas si vous le savez, mais je tape un peu du piano, enfin il a eu la délicatesse de me laisser jouer, de me laisser l'accompagner et c'est des souvenirs pour moi formidables de professionnel.
Marie Colmant : - Vous êtes aussi un vrai mélomane ; tous les journalistes n'accompagnent pas Trenet au piano quand même !
Pierre Bouteiller : - Mon admiration éperdue pour Trenet n'est pas aveugle, je sais quels sont ses dons, je sais ses faiblesses, ses travers, et il en avait, et ce n'est pas parce qu'il est mort qu'on va dire qu'il avait toutes les qualités de la terre. Moi, je n'ai jamais eu des problèmes avec lui. Il a été toujours d'une grande courtoisie et d'une grande fidélité, même, c'est vrai, quand je lui demandais quelque chose qui ne l'amusait pas, mais enfin il a toujours répondu présent. Quand j'ai eu l'idée de faire baptiser le studio 105 "Studio Charles Trenet", il est venu. Je crois que c'était une bonne idée parce que je pense qu'on a ce défaut en France, c'est de consacrer les gens toujours post mortem, dès qu'ils sont morts, ils ont toutes les qualités et on les ignore de leur vivant. Ce n'était pas le cas pour Trenet, il a été honoré et célébré et tant mieux. Je pense que c'était bien de baptiser un studio de Radio France du nom d'un des plus grands, sinon le plus grand, de la chanson française sans attendre qu'il soit mort et ça c'est vraiment bien. Je suis content que, quand on passe dans le hall et qu'on voit le graphisme qu'il a lui-même dessiné, en lettres de néon comme des lettres de music-hall, ça me touche, ça me fait quelque chose, c'est un bon souvenir. Et pour en revenir à sa qualité, c'est un autre degré de notre relation, je crois qu'il m'estimait, parce que d'abord quand je l'interviewais, je savais de quoi je parlais à peu près, je connaissais toutes ses chansons, je connaissais un peu la musique, on est tous les deux des autodidactes de la musique. Donc on avait un terrain de connivence, de temps en temps on se mettait au piano tous les deux et puis on cherchait des accords, et il trouvait des modulations sur ses chansons à lui. Il jouait assez rudimentairement, mais il jouait et il avait une oreille formidable. D'ailleurs quand on lui demandait : " Vous ne connaissez pas la musique ?" il répondait : "Non, mais la musique me connaît très bien ". Je ne sais plus qui a dit que s'il y a deux grands révolutionnaires dans l'art, pas seulement dans l'histoire de la chanson française mais dans la chanson moderne, c'est Trenet et les Beatles. Et je trouve ça assez juste.
Gérard Lefort : - L'humour de Trenet était-ce ce qu'on appelle de l'humour noir ?
Pierre Bouteiller : - Quand on déjeunait avec lui après une journée de travail, quand on avait tourné ensemble, il était d'humeur euphorique, il mangeait bien, il buvait beaucoup, c'est pas un secret, il ne buvait pas que de l'eau minérale, c'était de l'humour mais pas forcément noir – c'est rare qu'il se fût laissé aller à de la noirceur. Il pouvait être très méchant, à la fin d'un repas il avait de l'humour qui tue, assassin - avec un grand sourire.
UNE TRAVERSEE DU DESERT ?
Gérard Lefort : - Pierre Bouteiller, est-ce qu'il y a eu une traversée du désert à la fin des années 60, comme pour tous les artistes, étaient-ce aussi des années très difficiles pour Trenet ?
Pierre Bouteiller : - Je sais qu'il y a eu une petite traversée du désert, il a eu un moment quelques problèmes personnels à Aix-en-Provence qui a correspondu peut-être à une légère désaffection du public, mais j'ai l'impression qu'il est éternel, que ça a toujours bien marché pour lui. Chez tous les artistes, quand on ne les voit pas pendant six mois, on croit qu'ils sont finis, mais non, ils se reposent comme tout le monde. Franchement je n'ai pas l'impression qu'il y a eu une telle traversée du désert comme vous dites – peut-être qu'il a fait moins d'apparitions en public, moins de scène, mais ses disques étaient là et la radio, et la télé aussi…
Gérard Lefort : - Est-ce que vous n'avez jamais détecté chez lui sinon de l'amertume, une espèce d'aigreur vis-à-vis de quoi que ce soit ou de qui que ce soit ?
Pierre Bouteiller : - Non, son seul petit regret, ça doit être l'Académie Française. Même s'il était très conscient de ce qu'il était, je crois qu'il a eu la vie qu'il a voulue, qu'il s'est construite. Il a vécu comme il voulait avec ses foucades, ses manies, ses collections de voitures. Il collectionnait les voitures comme les résidences. Il avait acheté une Rolls récemment, c'est extraordinaire ! Il collectionnait les résidences, il avait un appartement à Nogent-sur-Marne, il était à Antibes, il était à Aix-en-Provence, à Narbonne, mais c'était comme tous les provinciaux un vrai Parisien quand il a chanté Revoir Paris, puis toutes ses chansons sur Paris. Je ne connais pas quelqu'un qui a aussi bien célébré Paris. Il avait un grand amour de la ville.
Gérard Lefort : - Merci Pierre Bouteiller, d'être venu nous rejoindre pour parler si agréablement et intelligemment de Charles Trenet. On écoute Revoir Paris.
Tout au long de la journée, les réactions se sont multipliées :
Jacques Chirac, alors président de la République : J'apprends sa disparition avec tristesse et émotion. Charles Trenet était un magicien des mots, un inventeur de rythme, l'un de ces poètes si rares qui donnent à une époque ses couleurs, ses airs, son atmosphère et qui nourrissent ses rêves. Symbole d'une France souriante et imaginative. Pour beaucoup d'entre nous il était une figure proche et familière. C'est l'âme du poète qui s'est envolée.
Lionel Jospin, Premier ministre : C'est un jour triste. Charles Trenet, c'est un homme qui nous a beaucoup marqués par ses rythmes, un des premiers à avoir accommodé les rythmes du jazz dans la chanson française. C'est une chose extraordinaire que de penser qu'un chanteur puisse être pendant six ou sept décennies totalement populaire et célèbre avec une exigence de la langue, une exigence formelle, et un jeu sur les mots digne d'un poète. Influencé par le surréalisme, il nous a emmenés, grâce à la magie des mots, dans un monde sans équivalent, ce jardin extraordinaire, où naissent les émotions.
Catherine Tasca, ministre de la Culture : La "Douce France" est triste. Trenet nous avait appris la joie de vivre, au gré de rythmes allègres, quand son cœur faisait boum. Face aux drames et aux douleurs de la vie, il avait opté résolument pour la quête du bonheur, le rire et le regard toujours clairs. Il nous a enchantés mais il nous a donné une leçon de dignité et de vitalité. Il a gravé dans nos mémoires d'obsédantes mélodies dont celle de La mer.
Jean Tibéri, maire de Paris : Toujours jeune, toujours dansant, ce magicien des mots et de la musique a séduit toutes les générations.
François Hollande, à cette époque premier secrétaire du Parti socialiste : Ses chansons sont immortelles et il est une redécouverte pour chaque génération.
Henri Salvador : Il était le Roi Soleil qui rayonnait non seulement sur la France mais sur le monde entier. C'est un monument qui s'en va. Il avait le don de faire rire et de faire chanter la parole française à un niveau vraiment extraordinaire. Un grand poète est mort, de ceux qui écrivaient avec les mots de tous les jours. Lorsqu'il est apparu, tout a changé, la chanson française n'a plus jamais été la même. Sa disparition est une perte pour le monde entier. Il mérite des obsèques nationales.
Charles Aznavour : Charles était plus qu'un ami. Il était un maître, un modèle. Il a su faire un savant mélange entre les phrases populaires et les phrases poétiques. Même si la poésie existait déjà avant lui, il a apporté à la chanson française tout ce qui lui manquait. Il était le premier, et peut-être le seul, à apporter le surréalisme dans la chanson qui avant lui n'existait pas du tout. Il a eu les idées, la poésie, le rythme et la qualité. Ce qui fait beaucoup pour un seul homme. Il faisait du swing. Il était un admirateur de Gershwin, de la musique américaine, mais il était surtout un admirateur des poètes français. C'est lui qui a influencé des gens comme Brassens et Brel ou même Gainsbourg. Prenez quelqu'un comme Higelin ou Souchon par exemple, ce sont quand même les petits-enfants de Trenet. Sans lui la chanson ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Personne ne peut se nier l'influence de Trenet.
Jean Ferrat : C'est une partie de mon enfance qui disparaît. J'ai connu ses chansons à l'âge de 5, 6 ans. On vivait avec à la maison. J'ai été élevé au Trenet comme d'autres sont élevés au lait de vache ou au lait de leur maman. C'est peut-être lui qui m'a donné l'envie de chanter avec ses chansons. C'est l'un des plus grands qui disparaît. La chanson n'aura plus le même visage après lui. C'est la marque des grands créateurs. Et il en est un.
Eddie Barclay : Il est définitivement inscrit dans la mémoire de tous les artistes de la chanson. C'est une grande perte pour la France et la chanson française qu'il a complètement transformée, aussi bien sur les rythmes que sur l'écriture, grâce à sa patte qui a fait jurisprudence.
Claude Nougaro : C'était un poète qui n'avait pas choisi le papier pour s'exprimer mais qui avait choisi le disque noir. C'est lui qui a ouvert la scansion de la langue française à des rythmes venus des Etats-Unis. Il fut le premier à injecter le sérum du jazz dans la chanson française et à créer sa propre féerie, son propre univers poétique.
Pascal Sevran, le fervent défenseur de la chanson française ; Charles avait composé d'ailleurs le générique de son émission " La chance aux chansons " :
Je suis très touché personnellement car je l'ai connu de près. Il a été l'idole de mon père et la mienne et puis des générations qui ont suivi. Je l'ai vu encore il y a quelques semaines, lumineux, brillantissime. C'est Molière qui s'en va, c'est le point final du 20ème siècle, en un mot, on n'arrêtera pas les superlatifs, mais Dieu merci on l'a dit quand il était là encore. C'est le folklore français désormais, Trenet. Avant lui la chanson faisait le trottoir. C'étaient les goualantes qui sillonnaient la rue et tout à coup prirent la clé des champs. C'était révolutionnaire.
LE POP CLUB DE JOSE ARTUR
avec l'indicatif de cette époque, chantée par Les Parisiennes :
24 heures sur 24 la vie serait bien dure
si l'on n'avait pas le Pop Club avec José Artur.
José Artur : Jack Lang, ce n'est pas le ministre qui ce soir va saluer Charles Trenet, c'est plutôt l'amoureux des arts, c'est l'homme du spectacle en général et c'est surtout l'ami d'un poète qui s'est envolé sans bruit du tout, et Dieu sait que sa mort en a fait beaucoup après, mais il est parti très discrètement.
Jack Lang, vous êtes un ministre très occupé et c'est d'autant plus gentil d'être venu vous pencher sur le départ de Charles Trenet. Je sais l'importance que vous attachez à la langue française, à la culture, aux ambassadeurs de notre pays et je crois que Charles Trenet, on l'a dit depuis ce matin, c'est une perte immense. Il restera, mais vous l'avez connu pas mal et c'est à ce titre-là que je voulais avoir votre point de vue sur ce départ.
Jack Lang : Oui, vous avez dit la langue française, c'est déjà à ce titre que nous avons à l'égard de Charles Trenet une grande reconnaissance. Il savait avec drôlerie, humour, intelligence, transformer la langue, la rendre belle, vivante et il figure à ce titre dans les anthologies de la poésie. Je me souviens que la première fois où j'étais ministre de l'Education nationale, en 1992, l'un de mes premiers actes a consisté à recommander que certains textes de Charles Trenet fassent partie précisément des textes qui sont soumis aux écoliers, aux collégiens ou aux lycéens.
Je l'ai reçu il y a 15 jours et j'étais très frappé par cette dernière rencontre. Jusqu'à la dernière minute il est resté un jeune homme et ses œuvres sont aussi jeunes qu'au premier jour. Ils ont fait souffler un vent de révolution sur les variétés par son style, par ses inspirations, par la poésie même, la richesse des mots, la musique des mots avant même la musique tout court. C'est un homme qui a redonné aux variétés qui trop longtemps ont été considérées comme un genre mineur, ses lettres de noblesse. Il s'est installé d'emblée dans l'éternité et ses chansons vont encore courir très longtemps dans les rues.
José Artur : - Il y a une coïncidence douloureuse, mais deux passionnés d'enfance, de jeunesse sont partis en 24 heures : Balthus et Charles Trenet, deux êtres qui toute leur vie célébraient la jeunesse.
Jack Lang : - A ce déjeuner qui nous réunissait voici deux semaines, Jean-Claude Brialy y participait, nous étions 4 ou 5, on a beaucoup parlé peinture justement, et des années 30 et de toute cette ère florissante picturale de cette époque, et je me demande si le nom de Balthus n'est pas apparu dans la conversation.
José Artur : - Moi je voudrais vous poser une question qui j'espère n'est pas indiscrète, c'est que Henri Salvador a exprimé un vœu que ce serait bien qu'on lui fasse des obsèques nationales. C'est peut-être un peu beaucoup, mais est-ce que ce serait envisageable ou pas ?
Jack Lang: - Je ne pense pas qu'il faille écraser quelqu'un, surtout lorsque qu'on l'aime et l'admire, sous le poids d'honneurs lourds et officiels. Je crois que le plus beau des hommages est celui qui vient du cœur de millions de gens en France. Le reste est quand même absolument secondaire, du moins il me semble. D'ailleurs il y aura une cérémonie à La Madeleine vendredi prochain et puis il sera enterré comme il l'a souhaité à Narbonne. Je crois que si l'œuvre de Charles Trenet est perpétué à travers les livres, à travers les enregistrements, à travers tous ceux qui l'aiment, c'est plus fort que telle ou telle cérémonie officielle.
José Artur : - Je me rappelle qu'il m'avait dit une phrase très drôle un jour à une répétition avec l'orchestre de l'Opéra Bastille : " Ce qui me fait plaisir, c'est que je sais que je suis chanté sous la douche et je vais chanter maintenant pour les baignoires de l'Opéra."
Jack Lang : - Je l'ai rencontré comme vous et c'était un éblouissement permanent et la drôlerie à chaque minute.
José Artur : - Est-ce que vous vous souvenez d'une des chansons de Trenet qui vous a pour la première fois traversé les oreilles ?
Jack Lang : - Je crois me souvenir que la première chanson qui m'avait traversée les oreilles, comme vous dites, c'est La mer, parce qu'à l'époque où j'étais adolescent, je pianotais et souvent mon plaisir était de m'exercer à reproduire sur le piano des morceaux dits classiques, mais aussi des chansons et La mer en était une ; je l'ai chantée très mal, mais je l'ai chantée.
José Artur : - Je ne vous demanderai pas de le faire…
Jack Lang : – Sûrement pas, par respect pour vous et les auditeurs !
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NARBONNE PLEURE L'ENFANT DU PAYS
Par Claude Massonnet - ("Aujourd'hui en France" du 20 février 2001)
Devant la statue de bronze au 13 de l'avenue Charles-Trenet, ils viennent essuyer une larme. Ils ont 50, 60 ans. Ils ont accouru du centre-ville de Narbonne ou des villages alentour pour un tout premier hommage au "parolier" de leur enfance. « C'est une page de notre vie qui vient de se tourner brutalement. On a perdu un voisin, un ami et un vrai. Il ne venait jamais dans sa maison sans nous dire bonjour. Il entrait et s'écriait : Salut amis !" se souvient le quincaillier dont la boutique jouxte cette fameuse maison de famille où le petit Charles est né le 18 mai 1913. La maison donne sur la voie ferrée et sur la passerelle. "Le vacarme et le va-et-vient des trains lui disaient que son destin était plus loin", explique Anne Bousquet, l'une des responsables de la maison natale de Charles Trenet qui se visite, non pas comme un musée, mais comme un lieu de vie.
Gérard, 68 ans, est lui aussi en larmes. Leur vie, leur ville, c'est Trenet, dans ses chansons toujours resté fidèle à cette petite sous-préfecture et aux villages alentour qu'il sillonnait au hasard de ses escapades de Gruissan à Port La Nouvelle, de Sète à Canet-en-Roussillon.
"Il se reconnaissait comme un Narbonnais et les Narbonnais eux-mêmes le reconnaissaient comme tel. Ils avaient un profond respect pour lui lorsqu'il se promenait dans la rue. Il était ici chez lui," commente Michel Moynier, le maire. " Narbonne pleure l'un de ses fils les plus célèbres. Il a chanté, croqué le XXe siècle et il faudra réécouter ses chansons qui sont des véritables photographies du siècle écoulé.
C'était un homme charmant, adorable, toujours gentil.
Je suis profondément touché qu'à la fin de sa vie il ait retrouvé Narbonne aux côtés de sa maman qui l'a tant aimé et qu'il a tant aimée. "
Y A DE LA TRISTESSE A NOGENT par Rahim Bellem
"Maintenant que je sais qu'il n'est plus là, je suis triste. Je lui apportais tous les jours le courrier et je penserai toujours à lui quand je ferai mes tournées."
Âgée d'une trentaine d'années, la jeune femme factrice à Nogent-sur-Marne qui témoigne est une des rares à l'avoir vu récemment. C'est au deuxième étage de la luxueuse résidence du numéro 32 du boulevard de la Marne, tournée plein sud, face aux guinguettes des bords de Marne, que l'auteur de Douce France avait élu domicile. Didier, un de ses voisins, ne réalise pas encore la disparition du célèbre chanteur. " Il ne se cachait pas, mais il était toujours très discret. Il ne parlait pas beaucoup. Je me souviens de son visage souriant et tendre."
Gérard le recevait parfois au restaurant le Ranch situé à quelques mètres de là.
" La dernière fois, c'était il y a à peine dix jours. Il s'était installé comme d'habitude un peu à l'écart où il aimait dîner tranquillement avec ses amis. Il était fatigué. Il peinait à monter les quelques marches, mais il était très gai, très charmant. Il a mangé ses petites côtes d'agneau, puis il est reparti," raconte-t-il.
La triste nouvelle a fait rapidement le tour de la ville. Les rideaux blancs de l'appartement sont restés baissés et la tristesse a gagné tous les habitants du quartier.
LA PRESSE
Un hommage unanime dans les quotidiens du lendemain, 20 février :
France-Soir titrait : La douce France qui s'en va
La Croix : Il y a de la peine
Le Figaro : Trenet le poète a disparu
Libération : Y'a eu d'la joie
La Voix du Nord : Ses chansons courent encore dans les rues
Aujourd'hui en France : Poète pour l'éternité
Le Monde : Charles Trenet est mort…
L’humanité : Trenet s'en va
Midi Libre : Trenet pour la vie
La Dépêche : Adieu Trenet.
Et plus tard, tous les magazines, hebdomadaires et mensuels, consacreront leurs éditions au décès du Fou chantant :
Paris Match : Trenet l'immortel
Le Figaro Littéraire : Bonsoir Monsieur Trenet
Le Point : Charles Trenet, le chanteur du siècle
L’express : Mort d'un révolutionnaire
Le Nouvel Observateur : Le mystère Trenet…
Il n'y a pas seulement la presse francophone qui rend hommage au Poète de la Chanson, la presse internationale n'est pas en reste :
L'International Herald Tribune publie : Charles Trenet, singer, dies at 87
The Gardian : France mourns singer-songwriter, dead at 87
The Times: Charles Trenet, exuberant singer and poet whose nostalgic ballads captured the French Joie de vivre
Die Welt : Der Sänger Charles Trenet ist tot
Bild : Komponist und Chansonnier Trenet tot
Westdeutsche Allgmeine : Franzosen trauern um ihren "singenden Narren"
De Morgen (Belgique) : Le fou chantant zingt niet meer (Le fou chantant ne chante plus)
De Standaard : Afscheid van een tijdperk (Adieu à une époque)
De Telegraaf : Dichter-zanger laat museum na (Poète-chanteur lègue un musée)
Algemeen Dagblad : De "zingende gek" is dood – Frankrijk is bedroefd maar dankbaar (Le fou chantant est mort – la France est triste mais reconnaissante)
De Volkskrant : Trenet liet het chanson swingen (Trenet faisait swinguer la chanson)
Brabants Dagblad : Charmante zingende nar – (Un charmant fou chantant)
ON DIRAIT QU'IL VA NEIGER
Extrait du livre de Pascal Sevran (Albin Michel – 2002)
Morterolles, 24 février 2001
Trois mille kilomètres en cinq jours et nuits. Cela ne rime à rien. Mon plaisir de chanter ici et là est gâché par ces heures dangereuses passées sur les routes. Au volant, je n'ai confiance qu'en moi, Paris, Bordeaux, Blois… Paris-Limoges aller-retour pour répondre dans l'urgence à Michel Drucker et Jean-Claude Narcy. De la folie depuis lundi dernier. Charles Trenet est mort !
Il m'avait donné rendez-vous devant la gendarmerie d'Aix-en-Provence un 14 juillet à midi. Je suis arrivé cinq minutes en retard, il s'était envolé. L'exactitude n'était pas la moindre de ses qualités, c'est lui qui m'apprit que le bonheur est à une minute près ; ce jour-là un autre jeune homme ou une muse l'attendait quelque part. C'était il y a trente ans, Trenet cheveux au vent conduisait une voiture américaine décapotable et les auto-stoppeurs ne se faisaient pas prier. Tout était permis sur les bords de la Riviera, j'étais en vacances chez l'idole de mes parents, joyeux d'avoir vingt ans en si bonne compagnie.
Je n'ai pas cessé de parler de lui partout, afin de raconter ce diable d'homme dont on ne sait rien que ses chansons, ce qui est beaucoup. Je réalise seulement qu'il a emporté nos jeunesses avec lui, autour de l'église de la Madeleine, hier après-midi.
Trenet est mort ! Puisqu'on le dit, que c'est écrit dans les journaux. Occupé à ne pas être trop convenu en évoquant sa mémoire, je n'ai pas eu une seconde pour me recueillir. C'est dans le silence aujourd'hui que je peux penser à lui. Il se rêvait immortel. Il l'est désormais, comme Molière et Picasso.
Il n'empêche – nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés – nous ne sommes rien, rien qu'un misérable petit tas de cendres.
Charles Trenet est mort ! Nous ferons comme si c'était une farce.
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