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NE TIREZ PAS SUR LE PIANISTE !...
le 15 Août 2013 - 12:02
Charles et la chanson par Léo Chauliac
paru dans Radio Luxembourg 55 Almanach magazine, p. 104-105

Ce texte nous est gentiment transmis par Vincent Lisita, auteur de Trenet méconnu , aux Échappés.. Un ouvrage à recommander !

Un bon garçon de journaliste me disait un jour :
- Vous, dans votre coin, vous êtes bien tranquille !
- Ça alors !
Voici, pour l'édification de tous les journalistes en général, quelques-unes des tâches qui incombent au pianiste pendant une émission publique : guetter le moindre signe du réalisateur, être prêt à démarrer sur un clin d'œil, donner discrètement le ton avant le morceau, avoir un œil en coulisses pour s'assurer que le machiniste de service descendra le rideau au bon moment, rattraper sans en donner l'apparence les écarts de rythme de certains chanteurs brouillés avec la mesure, prendre l'air un peu idiot quand i1 plaît à la vedette de faire rire l'auditoire à vos dépens, ranger toujours soigneusement la musique pour la retrouver immédiatement le lendemain ... j'en passe et de plus désagréables.

En général, comme disait un vieux du métier qui avait fait le caf' conc' et l'accompagnement du cinéma muet, le pianiste est là pour se faire copieusement « enguirlander ».
Quelque chose ne va pas, le public boude ? Ne cherchez pas : c'est le pianiste ! Même s'il n'y a pas de public, c'est toujours le pianiste.


RIEN DE PLUS TERRIBLE QU'UN PIANISTE SANS PIANO !

Voici un mois, je jouais dans une grande formation qui enregistrait en studio. Séance orageuse.
Tout à coup, un cri indigné jaillit de la cabine des techniciens :
- Stop ! Arrêtez tout ! Le piano est beaucoup trop fort !
- Je m'excuse, répondis-je alors avec une exquise courtoisie, mais je peux vous démontrer, partitions en mains, qu'il n'y a plus de piano depuis seize mesures !
Parfois, il n'y a même pas de piano du tout.

C'est ainsi qu'un jour, un charmant garçon vient me trouver et me demande en insistant beaucoup de participer à une émission donnée dans un jardin des environs de Paris.
- Si... si... je vous assure. Il ne me faut pas d'autre pianiste que vous... votre jeu, votre doigté...
Comment résister lorsqu'on reconnaît ainsi vos mérites ? J'y vais.
J'arrive en coulisses. Je trouve le gentil jeune homme.
- Oh ! Zut ! s'écrie-t-il en me voyant (il fut même un peu plus énergique) !
- Qu'arrive-t-il ?
- J'ai oublié de faire venir un piano !


ON NE PEUT MEME PLUS S'ESSUYER LE FRONT !

Je participais un soir à une grande retransmission de gala donnée en plein air sur la Côte d'Azur. Un feu d'artifice monstre devait succéder à la dernière attraction. Pour donner le départ aux artificiers, un « responsable » se tenait au pied de la scène à mes côtés. Aux derniers accords des « Compagnons de la Chanson », qui terminaient le programme, ce personnage important avait pour mission d'agiter un mouchoir blanc : à ce signal convenu les premières fusées devaient partir.

Je n'étais pas informé de ce système de transmission des ordres... Le pianiste est toujours le dernier informé.

Bref, les « Compagnons » entamaient seulement leur seconde chanson : Les Yeux de ma mère, lorsque soudain... « Bing Bang ! Boum !... » dix fusées éclatèrent ensemble dans un vacarme infernal.
Je venais à l'instant de sortir ma pochette blanche et de la secouer du bout des doigts, avant d'essuyer mon front, que la chaleur ambiante avait rendu moite.
Vous devinez la méprise. Ce simple geste d'un pianiste venait de libérer pour des centaines de milliers de francs de fusées multicolores.
Hélas, les « Compagnons de la Chanson » ne m'ont jamais pardonné tout à fait cette manifestation de puissance, aussi involontaire fût-elle !


CETTE CORDE-LA N'ETAIT PAS PREVUE !

Ne croyez cependant pas que le pianiste est incapable d'initiative...
Vous savez qu'il nous arrive entre artistes de nous faire des farces en scène. J'en fis une un jour à Maurice Roget, qui interprète au piano des airs modernes à la manière des compositeurs classiques.

Un soir, il jouait : « J'ai deux amours » à la manière de Liszt, quand un énorme éclat de rire secoua la salle. Un petit cheval de carton monté sur roulettes traversait la scène. Évidemment c'était moi qui, des coulisses, le tirais avec un long fil.

Deux jours après Maurice Roget prenait sa revanche. J'étais alors l'accompagnateur de Charles Trenet.
Je m'installe à mon piano. Je lève les bras pour plaquer le premier accord, et mes deux mains retombent dans le vide. A l'aide d'un câble clandestin, trois machinistes à la solde de mon camarade venaient de déplacer mon instrument de cinquante centimètres.



ON VOUS OBLIGE MÊME A CAMBRIOLER !

Mais un de mes plus surprenants souvenirs d'accompagnateur de Charles Trenet
se situe à Reims. En arrivant dans cette ville, Charles me demande de porter son unique costume de scène, chez un teinturier qui le lui nettoiera pour le soir-même. (Quand je vous dis qu'un pianiste s'occupe de tout !)
- Et surtout, dis-je en quittant la boutique, il me le faut pour huit heures et demie !

A neuf heures, Charles m'interroge :
- Mon costume !
- Ah ! mon Dieu...
Son secrétaire et moi nous fonçons dans la ville. Nous nous perdons. Il est neuf heures et demie lorsque nous arrivons devant le magasin. Nous tapons aux volets. Personne. C'est une catastrophe : Charles est venu de Paris en short, dans sa voiture ! Nous hurlons : pas même un voisin pour mettre le nez à la fenêtre.
- Écoute, me dit le secrétaire de Charles, il ne reste qu'un moyen : forçons la porte.
Nous prenons un marteau et un tournevis dans le coffre de la voiture. Au travail !
- Et si la police arrive, demandai-je tout d'un coup.
- On s'expliquera.
- Oui, demain matin. Après une nuit au violon !
- J'ai encore une idée, proposa alors mon « complice ». Tu vas demander au commissaire de police d'être témoin de nos intentions pures.
- ... !!!

Cinq minutes après, j'arrive au commissariat. Le commissaire est là par bonheur. Mais il me prend pour un fou :
- Quoi ? Vous voulez que j'assiste à une violation de domicile avec effraction, la nuit ?
Enfin, il veut bien comprendre la situation et m'accompagne.
Le costume est sur un cintre, bien en évidence.
Je n'ai jamais vu quelqu'un de si étonné que le brave teinturier quand, à minuit, nous sommes arrivés chez lui pour lui expliquer comment nous avions forcé sa porte.


... ET IL FAUT ENCORE DONNER DANS LE GÉNIE !

Maintenant, si vous voulez vraiment savoir ce que c'est que d'être l'accompagnateur d'un grand artiste, laissez-moi vous conter une dernière histoire...

... Charles Trenet, vers le début de 1943 (escorté de son fidèle pianiste) fut convié à une interview à la radio. Il chanta quelques unes de ses chansons, puis on lui demanda de réciter un poème de Verlaine.
Au lieu de le dire, il se mit à le chanter sur un air qu'il composait à mesure. Il commença doucement, sur un rythme lent, puis sa voix et le tempo prirent de l'ampleur. Tandis qu'il inventait la mélodie, je devais trouver les accords correspondants et le guider dans le ton, aux reprises.

Il chanta tout le poème ainsi, en improvisant...

Une chanson nouvelle était née, spontanément, au cours d'une émission en direct, alors qu'il y avait des millions d'auditeurs à l'écoute.
Le poème s'appelait D'une prison <*1). La chanson, c'est Verlaine, qui fut un triomphe et que vous connaissez tous aujourd'hui.

Ce que vous ne connaissiez pas, c'étaient les affres du « fidèle pianiste » qui participa, la sueur au front, à cette naissance par génération spontanée.
Ne tirez jamais sur lui... Il fait vraiment ce qu'il peut.


Lire aussi le texte d’Elisabeth Duncker Charles et ses accompagnateurs



Note de Vincent Lisita :
(* ) - Une confusion se glisse dans les souvenirs de Léo Chauliac. Le poème de Verlaine mis en musique par Charles Trenet est Chanson d'automne. Toutefois, pendant le pont musical, le fou chantant cite deux vers du poème D'une prison : « Cette paisible rumeur là / Vient de la ville ».

 
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