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Une série de variétés d’Henri Segers, à la télévision belge.
Par Elisabeth DUNCKER
(Extrait d’un livre jamais paru)
1977, à la mi-octobre, Christian Rémy m’annonce une télévision à Bruxelles pour début novembre, sans toutefois préciser la date et je ne veux en aucun cas téléphoner à Charles pour ne pas passer pour une emmerdeuse.
C’est Henri Chenut, convoqué à la RTB pour sa précieuse collection de Trenet, qui m’apprend finalement que l’enregistrement aura lieu le 4 novembre (jour de la Saint-Charles) de 14h à 21h au studio 6 et que l’émission passera sur les antennes de la RTB un mois après, le 4 décembre.
...
Vers midi trente j’arrive boulevard Auguste Reyers et après avoir laissé ma voiture au parking, je pénètre dans le grand bâtiment de la RTB. A l’accueil, je demande le studio 6, en précisant :
C’est pour « Les Belles Années ».
L’homme consulte un registre et comme il ne trouve rien sur cette émission, il conclut :
C’est peut-être annulé ou reporté…
Il n’est pas du service, il ne fait que remplacer un collègue pendant l’heure du déjeuner.
Le portier, qui arrive un quart d’heure après, me renseigne :
Oui, c’est bien au studio 6 ; tout droit et vous le verrez tout de suite.
Dans le studio, il n’y a pas encore beaucoup d’activité, à part un ou deux cadreurs occupés avec leurs caméras, quelques éclairagistes procédant à des réglages.
Sous les projecteurs, de petits palmiers illuminés comme des arbres de Noël, un coin de bar avec des paravents à la japonaise, où se tient Henri Chenut, caressant ses verres, peints à la main, avec le fac-similé d’affiches de Charles à Bobino, à l’Olympia, et qui feraient la joie des collectionneurs.
Je découvre, assis un peu à l’écart, à côté d’un piano à queue, Georges Bastogne et sa femme, Huguette.
Bastogne est un ami de Charles, il a tourné avec lui en Belgique dans les années d’après-guerre et ils se tutoient. Il connaît pas mal de monde ici : le producteur Nicolas Résimont, le réalisateur Joseph Benedek, l’organisateur Jules Verbeeck, le présentateur Jean-Claude Menessier, que moi je connais de nom pour l’avoir entendu à l’époque sur La Première, où il faisait l’émission du dimanche : « La chanson du demi-siècle ». Et en 1965, il présenta une série d’émissions « Tour de Chant » dont j’ai retenu, bien sûr, celui de Charles à Spa, le 19 juillet.
Jean-Claude – qui en Belgique ne connaît pas Jean-Claude ? lisait-on dans « Moustique » du 4 décembre 1977. Un animateur, un garçon plein d’idées – c’est lui qui, sur les ondes, est le maître à penser de tous les amoureux du jazz.
Cette fois, Jean-Claude revient pour présenter une nouvelle émission « Les Belles années » . Sa voix grasseyante monopolisait les ondes, occupait la moindre case libre de la grille des programmes. Un goulu d’antenne. Un microphage, comme il dit lui-même avec encore une lueur de fierté dans l’œil.
Pour le reste, Jean-Claude Menessier a perdu ses joues rondes, sa fébrilité de surmené, il a pris du cheveu gris et, comme il l’avoue, « du plomb dans la cervelle ». Comme quelqu’un qui revient du purgatoire.
Il se retrouve donc au studio 6, boulevard Reyers, qu’il avait inauguré, il y a dix ans « à une époque où la technique était dans des cars, à l’extérieur. » Il est en compagnie d’Henri Segers, de Helmut Zacharias et de Charles Trenet dont la chanson « La mer » avait été « Chanson du Siècle » en 1969.
« Les Belles Années » donnera priorité à la musique, c’est une émission qu’on pourra regarder les yeux fermés. Pas d’avalanche de sons et lumières. On a voulu travailler en demi-teintes.
Cette fois il ne fait que présenter. N’étant ni producteur ni réalisateur de l’émission, il obéit. Il ne s’est même pas pointé au montage des séquences, lui qui autrefois touchait à tout, voulait tout diriger. Henri Segers a même pris la précaution de lui recommander : « Surtout ne fais pas du Chancel. »
Petit à petit le studio s’anime.
Enfin Charles paraît, aussitôt entouré des gens de la télé.
Christian Remy, qui pour l’instant n’a rien à faire, vient nous saluer. Il a pris le train ce matin-là, Charles étant venu dans sa propre voiture déjà la veille, où l’on avait enregistré La mer avec l’orchestre d’Helmut Zacharias.
On fera sept chansons dont trois en direct et les autres en play-back, en commençant par Il y avait des arbres, avec la bande orchestre de CBS. Cela prend plus d’une heure avant que ce ne soit au point. Entre deux prises de Il vend des téléviseurs aux paysans, Charles vient s’asseoir avec nous.
A quatre heures et demie, on fait une pause pendant laquelle on projette sur un grand écran des extraits du film Frédérica et une séquence de Printemps à Paris de Jean-Claude Roy tournée en septembre 1956 devant la Villa Medicis à La Varenne.
Je n’ai jamais vu ce film. N’ayant connu aucun succès à sa sortie en 1957, il fut retiré de l’affiche au bout de huit jours déjà et la chanson du même titre, que Charles y créa, n’a été ni éditée, ni enregistrée sur disque.
Aussi, je regrette de ne pas avoir apporté mon petit magnétophone, d’autant que, plus tard, Charles se mettra au piano pour chanter quelques-unes de ses nouvelles compositions.
Dans sa loge en bas, il revêt son complet bleu pour Fidèle et Joue-moi de l’électrophone.
A sept heures, on fait une nouvelle pause. On reprendra à huit heures pour faire les chansons en direct et un entretien avec Jean-Claude, pour lequel Charles préfère mettre un autre costume qu’il doit aller chercher à l’hôtel. Aussitôt Bastogne s’offre pour l’y conduire et nous allons au parking souterrain où il a sa voiture.
Bastogne prend le volant, Charles se met à côté de lui et Mme Bastogne à l’arrière avec Christian et moi.
La nuit est tombée tout à fait lorsque nous franchissons la barrière de la RTB.
Durant le trajet, Charles raconte des anecdotes, en les enjolivant de détails piquants, tandis que Bastogne qui, naturellement, sait Bruxelles sur le bout du doigt, se plaît à passer devant le Cirque Royal et quelques autres théâtres et cabarets où Charles s’est produit jadis. `
Ainsi nous arrivons à la Grande Place illuminée comme pour une fête et nous entrons au parking au sous-sol de l’hôtel Amigo. Charles va changer de costume, tandis que nous demeurons dans la voiture à l’attendre.
Il reste longtemps.
Il revient enfin :
J’ai dormi dix minutes...
- Et si tu ne t’étais pas réveillé ? gronde Bastogne.
Alors Charles, pour rattraper sa phrase précédente :
Je n’ai pas dormi, je me suis assoupi...
A huit heures, nous sommes de retour au studio, où sur le grand écran on projette maintenant des affiches de lui, dont une de Jean Cocteau. Et Charles, se penchant vers moi :
C’est celle que j’ai vue chez vous, dans votre livre, vous vous rappelez ?
Bien sûr je me le rappelle. Mais ce qui me frappe surtout, c’est que lui s’en souvient encore.
Suit alors sa conversation avec Jean-Claude. Ce sont toujours les mêmes questions qu’on lui pose : sur le chapeau, le surnom de Fou Chantant, etc., images que je reverrai en 2006 sur France 2, dans un programme d’hommage animé par Michel Drucker.
Après, il chante en direct, assis devant le petit bar et avec Christian au piano : Que reste-t-il de nos amours, La route enchantée et en dernier, L’âme des poètes.
- Je ne me suis pas trompé ! s’admire-t-il, en nous précédant aux loges.
Charles, je te ramène ? , lui demande Bastogne.
- Oui ! répond Charles et Bastogne se met déjà à réfléchir où il pourra l’emmener pour souper, en prédisant gaiement :
- Ça va marcher !
Mais à ce moment les gens de la télé font irruption, l’un d’eux nous disant :
On va faire les comptes avec monsieur Trenet. Voulez-vous sortir ?, ce dont Bastogne est très vexé, objectant que nous avons quand même assisté à d’autres paiements !
Moi, je n’en fais pas de problème, ne connaissant pas du tout ces gens-là et eux ne me connaissant pas non plus. Et puis, ce n’est pas Charles qui nous a mis à la porte.
Cela dure dix minutes, un quart d’heure au plus.
Ensuite tout se passe très vite. En quittant sa loge, Charles est littéralement entraîné par une dame et un monsieur et je l’entends encore dire à Verbeeck :
Il y a deux valises, celle de Christian et la mienne. Surtout ne les mettez pas dans le coffre de Bastogne, car on ne sait pas où il va après...
Nous avons du mal à le suivre, car il a allongé le pas.
En sortant, nous le perdons de vue. Il a disparu avec les autres quelque part dans le parking, tandis que Bastogne a sa voiture du côté opposé. Je suis ce dernier, alors que je pense, un peu inquiète, que j’aurais dû courir après Christian, pour savoir où ils vont. Mais non,me dis-je, on les verra bien à l’hôtel tout à l’heure...
Je décide de laisser ma voiture devant la RTB et de prendre un taxi pour la récupérer après, me trouvant ici tout de suite sur la route d’Anvers et n’ayant plus la ville à traverser.
Bastogne m’a apporté des disques que nous allons en toute hâte mettre dans ma voiture, puis nous fonçons vers l’Amigo.
Monsieur Trenet n’est pas encore rentré..., nous dit-on à la réception.
Dans la voiture, nous attendons. De là où nous sommes, nous avons pleine vue sur l’entrée de l’hôtel et sur celle du parking, aussi nous ne risquons pas de le manquer !
Il est onze heures et demie et il n’arrive toujours pas.
Je l’ai flairé, dit Bastogne sombre et un peu en colère aussi. C’est un enlèvement ! Je suis sûr qu’ils l’ont emmené chez eux ou quelque part où ça a été réservé et c’est sûrement la télé qui paye... Il doit avoir eu faim, car ils ont mangé chinois à midi. Et il a sauté dessus quand ils l’ont invité...
J’ai sur le bord des lèvres le nom du restaurant à Ixelles, « Le piano à bretelles » dont Charles connaît le gérant, mais je me tais.
Mme Bastogne dit trouver inconvenant que Charles se soit esquivé ainsi :
Nous aurions voulu au moins lui dire au revoir...
Minuit va sonner.
C’est sans espoir.
Il ne nous reste plus qu’à partir. Car si on va encore l’attendre dans le hall de l’Amigo, de quoi aurons-nous l’air, d’autant que cela risquera de durer jusqu’à quatre heures du matin avant qu’il revienne à l’hôtel.
Bastogne me dépose à une station de taxis et en nous séparant, il me dit :
Vous l’apprendrez de Christian. Il vous dira où ils sont allés si précipitamment et si mystérieusement.
Ce sera deux jours après que j’ai Christian au téléphone. Ils étaient allés au « Piano à bretelles » en effet.
C’était retenu. Charles croyait que Bastogne savait où nous allions et était tout étonné de ne pas vous voir paraître...
Et ils étaient rentrés à l’Amigo à quatre heures du matin, comme je l’avais pensé. Christian avait repris le train pour Paris, tandis que Charles était encore resté à Bruxelles un jour de plus.
Sacré nom ! s’écria Bastogne en l’apprenant. C’est bête ! Mais on était pris de court là, hein, il courait tellement ! On dirait qu’il voulait se débarrasser de nous !
C’est ce que secrètement j’avais pensé moi aussi.
D’après Christian, il n’y avait rien de prévu avant mars 1978 (un Grand Echiquier à Antenne 2)
Mais qui sait !, ajouta-t-il encore.
Et Bastogne de proclamer :
Avec Charles, tout peut arriver !
Pour voir un extrait de cette émission, suivez ce lien : « Les Belles Années » - Charles Trenet (extrait)
En bonus :
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