|
|
|
par Jean Laurent
Article extrait du « Coq catalan » du 4 juin 1938.
Il est blond, rose et joufflu comme un saint Jean-Baptiste, mais il rit avec ses yeux qui sont du bleu des faïences hollandaises.
Il porte un costume de scène dont l’originalité consiste précisément à être d’une simplicité naturelle : veston bleu croisé, chemise bleu marine, cravate blanche, chaussures noires.
Il entre en scène, son chapeau à la main ; et ce chapeau de feutre, d’une banalité désarmante, prend la valeur d’un symbole. Sa loge est garnie de cartons à chapeaux que lui offrent les maîtres chapeliers de Paris. Et, en quelques mois, ce feutre gris qu’il porte relevé en auréole, à la manière de Gary Cooper, sera aussi célèbre que le canotier de Maurice Chevalier.
….
Un dessin mystérieux et agressif de Jean Cocteau orne la porte de la loge. Il semble que ce soit un portrait de Charles Trenet, sans yeux, sans nez et sans bouche. Une légende porte ces mots écrits de la main de Jean Cocteau : « Je te l’avais dit ! »
Cette devise bruyante et lourde de symboles, comme un poème de Mallarmé, s’éclaire brusquement lorsqu’on sait que Jean Cocteau fit la connaissance de Charles Trenet dans un cabaret de la Canebière où l’auteur de « Y’a d’la joie » chantait tous les soirs. Et le poète des « Chevaliers de la Table ronde », enthousiasmé par la jeunesse et la gaîté du « fou chantant », écrivit dans un grand journal du soir un article splendide, qui se terminait par ces mots :
Les paroles de « Y’a d’la joie » , pour que l’oreille les comprenne, ne fallait-il pas que les poètes meurent, que Villon paye, que Rimbaud paye, que Verlaine paye, que Heine paye, qu’Apollinaire paye… Ne faut-il pas que nous épuisions la sève de notre âme pour qu’un jour nos énigmes courent la rue. Et, lorsque Charles Trenet chante, je crois assister au documentaire terrible : « La naissance du papillon », à cet épisode où la chrysalide craque, où le paillon pousse, pousse du dos jusqu’à ce que ses ailes se décollent et déplient un éventail furieux…
Charles Trenet vient de faire ses débuts au music-hall, à l’A.B.C. Après avoir chanté trois semaines dans le programme de Lys Gauty, il a été réengagé par le directeur pour le spectacle suivant. Et, chaque jour, en matinée et en soirée, son succès triomphal décale le programme. Il a fallu changer dans le spectacle la place de son tour de chant.
L’enthousiasme qu’il déchaîne (j’ai vu certains soirs des spectateurs debout et hurlant comme dans une corrida ) écrasait les numéros suivants du programme.
Je connais Charles depuis de nombreuses années. Sa fantaisie est aussi grande à la ville que sur scène :
- J’en ai déjà assez du tour de chant, me dit-il ; dès que j’aurai fini mon engagement à l’A.B.C., je pars faire une tournée de conférences sur la chanson, avec M. Bérard, le directeur des maisons Columbia et Gramophone… Après, on me proposera plusieurs films, et puis je corrige les épreuves d’un roman qui doit paraître à la rentrée…
Car Charles Trenet est à la fois poète, romancier, compositeur et interprète. Ses créations, pleines de verve et d’originalité, se ressentent des dons prodigieux d’artiste dont il est comblé. Passionnément épris de la nature, c’est elle que se nourrit son inspiration. Les reflets multiples du soleil, le miroitement des feuilles frémissantes, la gamme colorée d’un paysage, éveillent en son âme de peintre des vibrations subtiles qui s’épanouissent en mots charmants, en phrases musicales riches comme sa palette.
Ses meilleures chansons : « Je chante », « La polka du roi », « Fleur bleue », « En quittant une ville », « J’ai ta main », « Colin-maillard » (?) ; reflètent ce vieux cocktail de poésie naïve, de sensibilité, de fraîcheur et de fantaisie burlesque, qui ne craint pas d’aller jusqu’à la loufoquerie.
Il a débuté le mois dernier au music-hall et il prend place aujourd’hui parmi les grandes vedettes du tour de chant. Par exception, ce succès va à un poète. Comme cela nous change ! En vérité cela nous console de certaines ovations qui s’adressent à la bêtise joviale, à la vulgarité.
Et Charles Trenet, qui est aussi une grande vedette du disque et de la radio, me confie :
- J’adore chanter devant le micro. Les moindres intentions, les plus petites nuances qui seraient perdues sur une grande scène, le micro les enregistre très fidèlement, et c’est très agréable, cette communion avec des milliers d’êtres invisibles et présents à la fois. C’est sûrement devant le micro que j’ai éprouvé mes plus belles émotions artistiques, car, à la radio seulement, on peut exprimer l’inexprimable… Je trouve qu’on n’a pas assez parlé de ce monde féerique. Sa vogue foudroyante ne fera que grandir chaque jour, car elle correspond à ce besoin de rêve et d’infini qui peut, seul, nous faire oublier notre vie trop quotidienne…
Tout en l’écoutant, j’examine la loge du « fou chantant » ; sa table à maquillage, couverte de flacons d’eau de lavande et d’eau de Cologne, ses cravates claires et multicolores, suspendues comme des branches d’arbres en fleurs… Brusquement, mes yeux s’arrêtent sur un dessin rehaussé de couleurs, signé de Jean Cocteau.
- Ce sera ma prochaine affiche, me dit l’auteur de « Vous qui passez sans me voir »… Mon affiche actuelle ressemble à une réclame de cirages… Je l’aurais voulue plus franchement laide, plus chromo, avec ce fond de paysage printanier de calendrier des postes… L’affiche de Cocteau, c’est un poème… Avec ce chapeau sur la tête et ces ailes dans le dos, j’ai l’air d’un ange endimanché, comme les anges naïfs vus par les nègres d’Harlem, dans le film « Verts pâturages »… Cela ne fait rien, j’aime cette affiche : elle pousse comme la sève dans les branches ; elle éclate d’oxygène. Elle est à la fois agressive et attendrissante de naïveté comme le fameux gilet romantique de Théophile Gautier.
- Adieu, mon vieux Charles… Ton humour fantaisiste est vraiment une des formes les plus pudiques de la poésie moderne… Mais puisses-tu ne jamais te prendre plus au sérieux !
|
|
|
| |
|