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Par Henri Fluchère
Marseille, 1936
Ce texte évoque une époque où Charles ne s’appelait pas encore « CHARLES TRENET » mais « CHARLES, LE FOU-CHANTANT », pseudo qui lui fut donné par Edmond Bory, propriétaire du Mélodie Bar dans les sous-sols du Grand Hôtel sur la Canebière à Marseille.Cet article nous ramène ainsi aux véritables débuts de l'artiste dans sa carrière solo.
Elisabeth Duncker, qui partage ce texte avec nous, tient à préciser que ce texte lui a été transmis par Robert SPRENGERS à Bruxelles.
Vous qui entrez, laissez la défroque de votre moi au vestiaire.
Et l’expérience, le voyage, commence. Ah ! si c’était toujours vrai !
Mais voici qu’un grand jeune homme entre en bondissant. Il arrive affairé, gesticulant. Déjà sa voix retentit. Déjà son regard s’est fixé sur vous une seconde, sur vous tous.
Il a quelque chose à vous dire et il est urgent que vous le sachiez.
Peut-être que c’est sérieux, après tout ; peut-être que c’est très important pour vous ?
D’où viennent ces nouvelles ? De quel univers est-il le messager ? Pourquoi est-il si ardent, si tendu, si pressé de vous raconter ces choses bouleversantes qui l’agitent, le mettent dans un tel état de fièvre et d’exaltation ? D’où s’est-il échappé ? De quel asile ? Ah ! un fou ! Un fou chantant !... C’est fait.
Vous avez peur ; vous êtes pris ; vous avez tout oublié ; seule la seconde qui va suivre vous intéresse, ce futur merveilleux qui apporte découverte sur découverte, où le langage proféré par cet homme, si totalement absorbé par son récit qu’il en oublie sa propre existence, va vous dérouter à tous les tournants, tenir ses promesses, vous révéler – enfin ! – cet univers aux lois imprévisibles que vous souhaitez habiter.
Tout le corps est en jeu ; la voix module les effarements ou précipite les catastrophes ; c’est un torrent de surprises qui roule ses flots tumultueux. Allons ! que le tourbillon nous entraîne !
Mais un doute s’élève.
Y croit-il, lui, à ses histoires ?
Ou cherche-t-il à nous avoir ?
Attention ! Il se moque de nous ! Le ton de cette voix !... la malice du regard !... l’impertinence du geste !...
Non ! c’est le moi du vestiaire qui rouspète parce que si c’était vrai, ce serait si drôle que nous aurions honte toute notre vie de ne pas l’avoir compris avant.
Cette folie de Charles n’est pas concertée, n’est pas une tactique de la raison révoltée : c’est un jeu libre et spontané, le jeu de la conscience libérée des servitudes qu’elle s’est imposées, le jeu de l’homme jouant à Dieu.
Surréalisme ? Pourquoi pas ? N’est-ce pas une grande victoire de la poésie qu’elle se soit imposée, malgré les résistances, malgré les ricanements, avec toute sa force brutale, explosive, éternellement jeune, là où elle semblait le moins devoir être accueillie, dans les antres de l’érotisme fade et facile, ou de la raillerie à bon marché ? Malice, humour, cocasse : nous avons déjà vu cela. Mais non au seul service de la poésie déchaînée, de la poésie cruelle et consolante à la fois, magie intérieure qui fait de l’homme un grand vainqueur.
On n’imagine pas Charles vivant de la vie de tout le monde. Il est bien plutôt quelque Ariel des temps modernes, soufflant l’éclair et la tempête, à grands éclats de joie, sur les Calibans civilisés que nous sommes.
Bon gré mal gré, il nous entraîne, nous ravit à nous-mêmes, nous donne à chaque instant la sensation d’un génie en marche qui bouscule toutes les scléroses et détient le secret de toutes les jeunesses futures, de connivence avec les démons ingouvernables qui ont fait de lui leur confident.
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