par Pascal Halbeher
Sacha Guitry et Charles Trenet sestimaient profondément. Sacha navait il pas déjà manifesté son admiration à Charles Trenet dès 1939, au sein de lAcadémie Goncourt, puisquil avait été le seul à donner sa voix pour louvrage du fou chantant Dodo manière ? Sacha Guitry à cette époque avait annoncé la nouvelle à lintéressé en ces termes : « Mon petit, jai voté pour vous. ». On ne peut pas non plus oublier ce projet de comédie musicale Le dernier troubadour. Sur ce point nous y reviendrons plus loin
LES RENCONTRES
Visiblement, leur première rencontre aurait eu lieu à lA.B.C, salle de spectacle située boulevard Montmartre. Cétait en 1938, Charles Trenet y débutait sa carrière solo après avoir triomphé durant plusieurs mois avec Johnny Hess dans un numéro de duettiste plus connu sous le nom de Charles et Johnny. Ce soir là, Charles est en coulisse, il est mort de trac. Timidement, il arrive sur scène et, de ses célèbres yeux bleus, il scrute lavant scène. Son regard sarrête au premier rang, il y reconnaît la chanteuse Mireille discutant avec Colette et Sacha Guitry. Cette soirée fut un triomphe pour le jeune Charles, dès le lendemain toute la presse en parle. Un nouveau nom de la chanson française était né
Le 12 mai 1941 Sacha Guitry organisa un gala dans la salle de la Comédie Française, celui-ci ayant pour titre Le triomphe dAntoine. Cette soirée était donnée au bénéfice du grand acteur André Antoine qui, à lépoque, vivait dans des conditions proches de la misère. Pour loccasion toute une kyrielle des artistes les plus prestigieux de lépoque furent conviés. Parmi eux, un jeune homme de 28 ans, auréolé dun chapeau mou. Il y chantera quatre chansons : Un rien me fait chanter , Papa pique et maman coud , Terre ! et La polka du Roi . Cette polka du Roi, Charles la composa en 1938 pour quelquun que Sacha connaissait bien, puisquil la créa pour divertir Max Jacob, qui à lépoque avait des problèmes de santé. Les autres connaissances en communs de Sacha Guitry et de Charles Trenet ne sarrêtent pas là, puisquon peut y voir figurer : Jean Cocteau, Paul Léautaud, Paul Fort
Il y a aussi cette anecdote relatée par Fernande Choisel dans ses mémoires (Sacha Guitry intime - éd. du Scorpion - 1957). La scène doit se situer au alentour de 1942. Elle nous rapporte ce dialogue entre Sacha, Charles et elle-même :
« - Vous vous souvenez, Madame Choisel, de Charles Trenet ? Quel merveilleux garçon, plein de vie et de chansons !
Oui je le revoyais, Charles Trenet, assis sur le tabouret de la loge de Sacha, à la Madeleine. Il triturait entre ses doigts le chapeau de ses premiers succès. Le patron linterrogea :
- Alors, Charles ?
Quest ce que vous ruminez ? Allez, fredonnez nous la dernière !
- Oh, non !
Elle nest pas encore au point
- Mais si, mais si
vite ! Ne faites pas mourir dimpatience cette brave Madame Choisel !
Charles Trenet se leva alors, il ouvrit les yeux gros comme des pièces de cent sous, les fit promener dans tous les sens et :
- Vous verrez vous même que ce nest pas encore au point
Le soleil à rendez-vous avec la lune
Mais la lune ne le sait pas et le soleil attend
(Le soleil et la lune - 1939)
Il sétait transformé en quelques secondes
et cest ainsi que Sacha et moi, nous eûmes le droit à la primeur de cette ravissante chanson « qui nétait pas encore au point ».
Un autre jour, Charles assiste à une représentation de Nécoutez pas Mesdames . Le dernier acte achevé, il demande à lauteur-acteur de la pièce de lui en dédicacer le programme. Sacha lui écrira : « Et bien ! Moi, je ne chante pas. »
Guy Luypaerts, qui fut longtemps le pianiste du chanteur, et qui de se fait, ne laccompagnait pas quau piano, se souvient aussi dune rencontre de Sacha Guitry et de Charles Trenet. Il avait été invité avec Charles à un gala de bienfaisance à Monte-Carlo, organisé par le prince Edouard, le père de Renier. Il nous dit ceci : « Tout se passe parfaitement bien et nous nous trouvons attabler avec Sacha Guitry, que Charles connaissait bien. Moi, jétais plutôt impressionné !
» Qui ne laurait pas été à sa place !
Il apparaît, dans toutes leurs entrevues, que Sacha Guitry était toujours ravi de rencontrer Trenet. Leurs rencontres aboutissaient souvent sur des éclats de rire. Charles, qui possède des talents de clown et dimitation et qui à lépoque se trouve dans une forme éblouissante, ne se gène donc pas. Sacha, adore Trenet.
LE DERNIER TROUBADOUR
Cest donc en 1943 que Sacha Guitry décide décrire une opérette avec comme acteurs principaux, Charles Trenet et Geneviève Guitry. Les musiques auraient dû en être composées par Trenet lui-même. Les représentations du dernier troubadour devaient débuter en octobre 1943 au théâtre Edouard VII.
Dans son livre Quatre ans doccupations (Edition L'élan - 1947), Sacha Guitry nous fait part de la lettre quil adressa à la censure allemande. Elle est datée du 24 juillet 1943. Chose intéressante, il nous livre le résumé du scénario :
« Le premier acte se passe de nos jours. Un jeune homme et une jeune femme (lui et elle) ont réunit quelques amis à dîner et, tous, ils se demandent quand la guerre finira et comment elle finira.
Restés seuls tous les deux, elle et lui interrogent les esprits, en se servant dune petite table.
Un instant plus tard, paraît la femme de chambre qui ne ressemble pas du tout à celle que lon avait vue au début de lacte. Cest une fée. Elle leur dit que pour être renseigné sur lavenir, il nest rien de mieux que de consulter le passé, ils y trouveront cent raisons davoir confiance dans le destin de la France. Elle leur conseille daller passer quelques heures à Paris en 1423-25 ou 29. Ils sengagent, elle et lui, à conserver ce secret pour eux seuls, au cours de leur visite dans le passé, et à leur retour dans le présent.
Le deuxième acte se passe à Paris, dans une taverne, pendant loccupation anglaise qui a durée cent ans et qui se termine enfin quand Jeanne dArc est apparue.
Lui, qui était chanteur dans une boîte de nuit à Paris, devient dans le passé le dernier troubadour. Il chante dans la taverne et elle, elle danse.
Pendant tout ce deuxième acte, il y a, bien entendu, des allusions sur la vie que mènent actuellement les Parisiens : difficultés à se procurer de létoffe pour se vêtir, des aliments pour se nourrir, etc.
etc.
marché noir, etc.
etc.
Au troisième acte, ils reviennent du passé ayant compris bien des choses, plus intelligents, plus confiants dans leur pays et plus amoureux aussi lun de lautre. »
Entre lenvoi de cette lettre du le 24 juillet 1943, il faudra attendre jusquau 10 novembre de la même année pour quun refus du censeur allemand Lückt soit officialisé. En voici la traduction :
« Sacha Guitry à promis à M. Renaitour un ouvrage intitulé Le dernier troubadour pour être joué au théâtre Edouard VII. La pièce de Sacha Guitry serait un véritable régal pour les Gaullistes. Sous le nom de loccupant on ne verrait que nous.
Lückt. »
A ce propos, Charles Trenet a une petite anecdote très croustillante. Il nous dit quil était avec Sacha Guitry, lorsque Lückt leur signifia verbalement son refus.
Est-ce exact ou est-ce une affabulation de lartiste ? Peu importe
Puisque lhistoire est belle à raconter:
« Jassiste à lentretien où le gradé nous signifie cette décision. Sans manifester sa déconvenue, Sacha sexclame froidement :
- Eh bien mon jeune ami, jen référerai directement à votre supérieur, le Docteur Goebbels.
Puis se drapant dans un immense cache-nez rouge, il sort sans ajouter un mot. Je le suis et dès que nous nous retrouvons à labris des oreilles indiscrètes, je lui demande sil connaît le Dauphin de Hitler.
- Pas du tout ! Me répond il. »
A cause de la censure, Le dernier troubadour ne vit jamais le jour. On sait seulement que Sacha Guitry se servira de quelques passages du scénario pour son film Si Paris nous était conté. Du coté de Charles Trenet, il en subsistera une chanson portant le même titre que la comédie musicale, quil enregistrera en 1947.
DES GOÛTS ET DES COULEURS
On peut aussi être surpris par certains points communs réunissant les deux artistes. Lun comme lautre aimait lart (peinture, littérature, etc
). Ils avaient, lun comme lautre, le don de la caricature. Pour preuve, les deux autoportraits au début de cet article.
Charles Trenet collectionnait moins, mais il possédait aussi des tableaux de Maître et autres objets de valeurs.
Aux périodes les plus sombres de la guerre, ils furent tous deux accusés dappartenir à la religion israélite, puis devinrent collaborateurs à la libération. Ces immondes accusations lancées par de petites gens envieux et jalousant leurs carrières, furent sans doute colportées pour les mêmes raisons. Ils étaient talentueux, riches et célèbres.
On a aussi parlé deux pour lhabit vert. Mais tous deux furent laissés à la porte de lAcadémie Française. Cest sans doute ça le génie
Ils étaient trop modernes pour les institutions.
Ils pratiquaient également les mots desprit. Sacha Guitry déclara à un journaliste en 1956, alors quil était très malade :
« Mes médecins me font prendre les médicaments qui ont sauvé le pape. Jattends les visions ! »
Charles Trenet après sa première attaque cérébrale et après de longs mois de rééducation, rétorqua à quelquun qui lui signifiait quil marchait de mieux en mieux : « Oui ! Cest la marche funèbre. »
Jusquà la fin de sa vie, Sacha Guitry estima Trenet. Il fait encore une allusion au fou chantant dans lune des émissions radiophoniques des Cent merveilles. Celle ci sintitulant Les mains et dans laquelle il parle de lutilité des mains dun homme dans différentes disciplines. Il dit :
«
Il faudrait enregistrer les mains de Charles Trenet pendant un de ses refrains les plus célèbre
»
Enfin Lana Guitry nous apprend dans son livre de mémoire, que Sacha aimait particulièrement écouter la chanson L'âme des poètes de Charles Trenet, évidemment. Ce même Trenet qui, le jour de la mort du maître, enverra un télégramme à sa veuve :
« Jai perdu un parent et je le pleure. »
Charles Trenet qui possédait en plus de tous ses autres talents, celui de limitation, avait dans ses favoris celle de Sacha Guitry. Quel dommage quaucun enregistrement ne demeure aujourdhui.
A présent, le dernier troubadour nest plus. A-t-il retrouvé le maître au royaume des cieux ? Peut-être sont-ils entrain de sesclaffer dans dimmenses fou rires. Et puisque là-haut la censure nexiste pas, sans doute sont ils déjà prêts pour la première représentation dun spectacle nouveau
Tendez loreille et écoutez
Entendez-vous ce refrain?
Cest le dernier troubadour,
Cest le dernier cur bohème,
Celui qui chante le jour
Et puis dont on rêve souvent la nuit
Quand il vient et vous dit : « Je taime,
Embrasse-moi, chérie.»
Le dernier troubadour - 1947
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