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LES GRANDS MOMENTS - 6 : 1966, TRENET L'ENCHANTEUR A BOBINO
le 01 Juin 2013 - 08:04
Charles et la chanson par Elisabeth Duncker

Tout le monde le disait fini, lessivé par la vague yéyé. Il prouverait le contraire.

Quelques semaines avant sa rentrée à Bobino, Charles accordait, dans sa villa d’Antibes, un entretien à Jean-Pierre Lannes (*2) pour le JT du 26 février 1966.
A la question de celui-ci s’il ne pensait pas prendre un risque en faisant sa rentrée devant un public qui ne l’avait pas vu sur une scène depuis longtemps, il répondit, catégorique :
« Mais non, pourquoi ? Il n’y a aucun risque. Le public a toujours été gentil avec moi, il ne va pas s’arrêter du jour au lendemain. Ce serait un risque si j’étais minable, mais je suis en bonne santé grâce à Dieu, en bonne forme. Je vais leur chanter mes chansons, le public les aimera, j’en suis certain. On va se retrouver comme des gens d’une même famille. Pourquoi avoir peur des gens qui vous aiment ? »





SUSPENSE POUR TRENET

La première, prévue pour le 2 mars 1966, serait remise au 4, Charles ayant déclaré forfait. Victime d’une extinction de voix, le verdict du médecin avait été formel : repos absolu durant au moins quarante-huit heures.
Aussitôt les rumeurs allèrent bon train.
La presse titrait : Suspense pour Trenet («Le Parisien»), Trenet rate son rendez-vous avec Paris... («Paris-Jour»).

Dans l’entrée de Bobino, un grand panneau confirmait :
La première de Charles Trenet est reportée à vendredi 4 mars à 21 heures.


Ce ne serait pourtant pas une première, comme on aurait pu se l’imaginer. Le “Tout Paris” ne semblait pas s’être dérangé, le report devant y être pour beaucoup. Dans la salle, un ou deux artistes seulement : René-Louis Lafforgue, Eddy Mitchell...

Accompagné par quatre musiciens, Freddy Lienhart au piano, Guy Luypaerts à l’orgue, Charles faisait en fait une “deuxième partie”. Si, durant les deux premières chansons, Douce France et Bonsoir jolie madame, l'artiste semblait un peu ménager sa voix, dès la troisième, Ma pauvre chanson, le tour était joué et le public emballé.

Trente chansons...
Les soirs suivants, il amputerait son tour de dix pourcent en n’en chantant “que” vingt-sept : La dame de Béziers, Ma philosophie, Chante le vent, A mi-chemin, La cigale et la fourmi, Où sont-ils donc, Kangourou, Rachel dans ta maison, La tarentelle de Caruso, Qu’est devenue la Madelon, Une noix, Demain c’est la fin du monde, Le jardin extraordinaire, L’héritage infernal, Que reste-t-il de nos amours, Mam’zelle Clio, Boum, La mer, Y a d’la joie, L’âme des poètes, Le grand café, Je chante, Moi j’aime le music-hall (dans laquelle il énumérait Adamo et, ajoutant pour Gilbert Bécaud: “Actuellement à l’Olympia!”).
Et une fois, il chanta exceptionnellement, L’épicière.

Ce soir de première, il termina vers une heure du matin : un triomphe!
La presse, comme toujours, était fort élogieuse.


POUR ÉVITER UNE SEULE NOTE, TRENET POUSSE 30 FOIS LA CHANSON
«Le Figaro» du 5 mars 1966
Avant qu’il paraisse sur la scène de Bobino, on se demande si tout cela n’est pas démodé, s’il y a encore une place au dur soleil de 1966 pour un poète délicat et platiné. Et puis, il n’a qu’à attaquer les premières mesures pour que la partie soit gagnée. On bat des mains comme il y a vingt ans. Peut-être plus fort même, parce qu’on ovationne sa jeunesse du même coup.


LE SOURIRE DE CHARLES TRENET
«Cinémonde»
Il s’est fait un nom, le plus grand peut-être de la chanson française, c’est Charles Trenet, l’incontesté, le poète, la traditionnelle fleur bleue de la chanson. Une fleur qui ne s’est pas fanée étrangement, au long des années et des changements de mode. « Le » Trenet se porte toujours avec plaisir. Après 28 chansons, et un Charles Trenet toujours blond et rose, Bobino a croulé sous les bravos...

TRENET À BOBINO : DU BEL… ET BON CANTO
«Vingt-quatr’heures» du 8 mars 1966 
Ils sont nombreux à être amoureux du bel et bon canto. Charles Trenet a remporté un triomphe le soir de sa générale à Bobino et le public s’est révélé si friand de jolies chansons, si gourmand, qu’il n’était pas loin d’une heure du matin lorsqu’il consentit à quitter la salle de la rue de la Gaîté. Le grand Charles de la mélodie avait chanté plus de trente refrains. Des nouveaux d’abord, dont il fallait imposer le thème, l’humour souvent, la poésie toujours. Et puis, à la fin il entonna ses anciens et ses moins anciens succès.
Alors, ce fut du délire... Et quel délire ! Qui n’a pas envie de réentendre « La mer » ou « L’âme des poètes », chantées par le poète qui les a créées ? Qui n’a pas envie de pouvoir dire un jour à ses petits-enfants :
« J’ai connu, entendu, le père d’une certaine chanson française, un révolutionnaire du rythme, Monsieur « Y a d’la joie ».
Longtemps après, il reste, et il restera la poésie qu’ils ont déposée sur des portées, sur ces rails qui traverseront toutes les mauvaises terres, toutes les mauvaises périodes de la chanson.



LE RETOUR DE CHARLES TRENET – UNE PARTIE DE POKER
Claude Fléouter dans «Le Monde» du 6-7 mars 1966
Il a sauté sur la scène avec son costume bleu et son œillet rouge, sa mèche blonde et son rire de collégien espiègle. Avec sa merveilleuse gentillesse il a dit bonjour aux amis et il a déployé ses ailes pour s’envoler sur la route enchantée où les fantômes sourient, les amoureux, les oiseaux et la montagne chantent et le vent dans la campagne chuchote. Au hasard du chemin, il a fait des haltes : les années ont laissé intact son univers d’objets légers, de pendus gais et d’héritage infernal.
Le temps qui court dans le jardin extraordinaire de Trenet est un sacré farceur.
A chaque nouveau « tour » on a peur qu’il nous rende un monsieur d’un certain âge, mélancolique et en quête de sa jeunesse. Mais rien ne peut changer la joie de Trenet – tout lui sourit . La fleur aux lèvres, il regarde comment tourne la terre. Jeudi, c’était sa rentrée au music-hall. Il jouait une partie de poker. Certes, il revenait au bon moment: après cinq années de rythmes et de guitares électriques hurlantes, c’est aujourd’hui le retour en force de la poésie chantée. Ce fut un triomphe comme on en voit peu au music-hall. Le poète a chanté près de trente chansons. Il en aurait chanté cent, que le public, débordant d’enthousiasme, lui en aurait encore réclamé. Et le miracle est que le succès n’est pas allé seulement à l’ancien répertoire, : le prince des poètes a chanté une dizaine de chansons nouvelles qui ont la même fraîcheur d’âme , le même humour, la même grâce et la même folie que les précédentes.


POUR SON RETOUR À BOBINO, CHARLES TRENET A DÛ RESTER 45 MINUTES DE PLUS EN SCÈNE
Jacqueline Cartier dans «France-Soir» du 6 mars 1966 :
Charles Trenet, pour son retour à Bobino, a chanté jusqu’à une heure moins le quart.
Depuis minuit, la salle déchaînée, lui réclamait d’autres chansons. Il ne pouvait pas quitter la scène.
Il avait raté le rendez-vous de mercredi avec ses amis, terrassé par une trachéite. Nous nous demandions avec un peu de trac comment se déroulerait sa rentrée. Sa trachéite avait-elle meurtri sa voix ? En un mot affreux : Trenet n’avait-il pas vieilli ? Or, ce fut le triomphe total et en crescendo, clouant les spectateurs sur leurs fauteuils. Trenet, portant son demi-siècle comme sa fleur à la boutonnière, avec désinvolture, chantait toujours - le dernier métro était raté. Mais Trenet avait gagné en champion aussi extraordinaire que son fameux jardin, laissant le public « bleu » comme sa « Fleur » qu’il nous jeta enfin, parce qu’il fallait tout de même une minute ou une autre éteindre la salle.



CHARLES TRENET – LA VRAIE JEUNESSE
André Ransan dans «L’Aurore» du 7 mars 1966 :
Toujours pimpant, fringant, trépident, le visage frais et rose, l’œil brillant, toujours jeune, toujours vingt ans, toujours lui-même, nous avons tout de suite reconnu, inchangé, notre Charles Trenet, le Poète de la chanson, et comme le dit si gentiment Bécaud, « le Prince vagabond des étoiles ».
Un début assez hésitant. Il avait peur pour sa voix. Mais, très vite, il est entré « dans la danse » , dans son rythme habituel, retrouvant d’emblée son « aura », cette sorte de rayonnement qui se dégage de toute sa personne et qui n’appartient vraiment qu’à lui. Son emprise magique sur le public et son inépuisable succès, de quoi sont-ils faits? D’une triple séduction: d’abord un répertoire d’une variété infinie et d’une qualité supérieure, ensuite d’une interprétation remarquable, tantôt grave ou plaisante, tendre ou caustique, toujours spirituelle ; enfin le climat d’enjouement, de gentillesse, d’amour de la vie et de belle santé dans lequel l’artiste sait placer son tour de chant.
Alors que tant d’idoles d’aujourd’hui se démodent si vite et disparaissent, Trenet, lui, reste actuel et vivant. C’est là le miracle de la vraie jeunesse : celle de l’esprit et du cœur.



TRENET L’ENCHANTEUR
René Bourdier dans «Les lettres françaises» du 10 mars 1966 :
Paris qu’il avait tant redouté après une séparation de cinq ans, lui a donné la plus belle preuve d’amour en l’applaudissant plus de cinq minutes à son entrée en scène.
Cinq ans qu’il était parti.
On le croyait et il se croyait fini, un demi-siècle sur les épaules, dans ce métier, avec la jeunesse qui pousse au dos, et quand on a soi-même mordu au succès au sortir tout juste de l’adolescence, c’est lourd.
La première chanson, « Douce France », sort mal, la deuxième, « Bonsoir jolie madame », n’est pas encore bien brillante, puis l’aplomb revient peu à peu (« Toi, ma pauvre chanson » et « La dame de Béziers »). Et c’est fini. Le grand monsieur Trenet n’est plus qu’un enchanteur usant de ses chansons comme de merveilleux sortilèges. D’anciens qui portent toujours, de nouveaux qui font pareillement mouche. Trente chansons en tout - dix fois le rideau s’est rouvert, dix fois l’enchanteur Trenet, grisé par l’affection que toute une salle lui témoigne, ajoute un titre. On finit par ne plus savoir si ce sont des mains qui battent, seulement des mains, ou un énorme cœur. L’enchanteur, dix fois ajoute un titre – Et c’est « Je chante » – rideau : cinq minutes d’applaudissements – « Y’a d’la joie ! » – rideau : cinq minutes d’applaudissements ; « Revoir Paris » – rideau : trois minutes… « La mer » – rideau : cinq minutes – « Moi j’aime le music-hall » – rideau  et enfin, dans le plus respectueux, le plus pur des silences, « L’âme des poètes », après quoi, les jambes fauchées par l’émotion, il n’aura même pas la force de revenir saluer une dernière fois.



QUAND LE GRAND CHARLES FAIT BOUM !
titrait «Le canard enchaîné» du 9 mars 1966.
Quand on pense à « Mamzelle Clio », « Vous oubliez votre cheval », on se dit que le temps où les grands Charles faisaient « boum » avec des chansons plutôt qu’avec des bombes A est révolu. Eh bien, non, allez à Bobino, et vous verrez que les septennats durs et purs et stables n’y peuvent rien, avant 1958 comme en 1966, un grand Charles existe, avec une force de frappe qui fait plaisir à voir et à entendre.
De gros yeux ronds, tout bleus, qui brillent, brillent au-dessous d’une auréole de cheveux blonds, un signe d’intelligence, une mélodie bon enfant qui nous tire par l’oreille, avec un facteur qui s’envole, des fantômes qui chantent, des marquises échappées du musée Grévin…
Le miracle c’est qu’on puisse prendre tout cela au sérieux. Imaginez par exemple ce qu’on pourrait trouver dans une noix aujourd’hui, si elle était ouverte par un de nos bouche-troubadours, un de nos débraillés-yé, ou une de ces grosse têtes chantantes bourrées de messages en fat majeur. Ce que c’est triste, Venise, avec Aznavour! Que c’est gai, avec Trenet et sa « Tarentelle de Caruso »!



TRENET S’EN VA-T-EN GUERRE
par Patrick Thevenon (« L’Express » du 14 mars 1966)
Il n’a pas une ride. C’est ce qui, d’abord, inquiète. La face du monde a bien changé, le visage de Charles Trenet est resté le même, on craint que ses chansons n’aient pris un petit air ancien. On se trompe. Chaque soir, à Bobino, avec sept poèmes tout neufs, et un nombre extensible de classiques, il enchante une salle où les moins de 20 ans sont aussi nombreux que les autres.
Si, à 53 ans, le 18 mai prochain, au bout de trente ans de carrière et avec des milliards dans ses coffres, Charles Trenet aujourd’hui revient, ce n’est pas seulement pour se prouver qu’il existe encore. Il a décidé de sauver la chanson française.
Mais la sauver de quoi ?
« De la bêtise et de la vulgarité ». C’est toute une entreprise. Elle n’effraie pas Charles Trenet : « A force d’être gentil, on finit par paraître suspect. Il y a cinq ans que je supporte sans rien dire les imbécilités qu’éditent les maisons de disques et que diffusent les postes de radio. Maintenant, je veux me battre. Il est temps pour le public de se ressaisir. Mon passage à Bobino va l’y aider. »
Pour qui Trenet veut-il se battre ? Pour lui, naturellement, mais aussi pour Aznavour, Brassens, Brel, Bécaud, Béart, Ferré, Ferrat, Nougaro, qui sont les compositeurs qu’il admire.
Et contre qui ? Contre les yéyés bien sûr.
« Vous avez remarqué »,   dit-il, « ils sont déjà ridicules. Dans dix ans, on aura honte d’avouer qu’on était yéyé. « 
C’est donc pour mener une croisade sans joie que l’ermite de La Varenne se rend chaque soir rue de la Gaîté. Ses griefs sont précis : le répertoire yéyé est anémique. Le rythme yéyé est souffreteux et il a tué le jazz. Les yéyés barrent la route aux vrais jeunes.
« Je suis pour la jeunesse, c’est pour elle aussi que je lutte ».
Quelles sont les armes de Trenet ? Ses chansons, bien sûr. Mais leur aurait-il, pour la circonstance, fait également subir un lifting ? Pas du tout. Il s’en tient à ses trois thèmes éternels : le passé, qui est nostalgique, le présent, qui est formidable, et l’avenir, qui est lumineux.
« Eh oui, je fais toujours du Trenet – c’est normal. Est-ce qu’on demande à un pommier de produire soudain des bananes ? »


TRENET MONTE EN CHAIRE
« Minute » du 17 mars 1966
« Moi j’aime le music-hall » continue imperturbablement de proclamer Charles Trenet. Hum, hum ! Est-ce bien sûr ? Va pour Aznavour, Brassens Brel, Bécaud – mais pour ce qui est de la dernière vague l’auteur de « La Mer » ne la porte pas précisément dans son cœur.
Et il ne prend pas de gant pour le dire dans les coulisses de Bobino où il fait chaque soir la joie des machinistes avec son numéro-massacre des idoles et idolettes à la mode.
Jaloux Charles Trenet ?
Pas du tout.
Comblé d’argent et de succès, il vient encore de prouver, malgré ses appréhensions, que le troubadour aujourd’hui quinquagénaire, pouvait toujours remplir la salle de la rue de la Gaîté.
Mais il estime qu’il est grand temps de déchirer ce qu’il appelle
« le rideau d’illusions de la fausse célébrité. » Un rideau habilement tissé par cette maffia du music-hall qui prétend lancer un chanteur comme une marque de dentifrice. Trenet ne nomme personne, mais suivez son regard de porcelaine.
-  Elles ont pourtant du talent, ces découvertes, écloses comme des poussins suractivés, explique-t-il. Mais voilà, il ne suffit pas de se faire entendre. Il faut apprendre à se faire écouter.
Conclusion : à l’école, les idoles ! Le music-hall, ça s’apprend. Et voilà pourquoi, à 56 ans (sic), Trenet a décidé de se faire professeur. Professeur de chansons.
Le théâtre a le Conservatoire. Le music-hall, lui, n’a rien. Avec le concours de Brassens et de Brel, Trenet va créer un cours de music-hall.
Mais reste un problème à régler : qui financera ? Trenet tient absolument à ce que les cours soient gratuits. Il envisage donc de demander très officiellement une subvention au Ministre de la Culture. Là, monsieur le professeur se fait sans doute des illusions… Seulement, en bon Narbonnais, il est tenace. Il n’est pas aussi fou qu’il veut bien le dire…



CHARLES TRENET RÉPOND À 8 QUESTIONS
par Christophe Izard.
(Le Journal du dimanche du 6 mars 1966)

Charles Trenet faisait cette semaine sa rentrée à Paris après cinq ans d’absence.
Comment allait-il être accueilli ? Comment allait-il apparaître au public ?
C’est ce que tout le monde se demandait.
Q. – Considérez-vous que depuis votre passage à l’Olympia (sic – N.D.L.A. : lire : l’Etoile) en 1961, il y a eu une interruption dans votre inspiration ?

- Pas du tout. J’ai continué à écrire des chansons qui sont peut-être moins connues que celles d’avant, parce qu’elles sont sorties en pleine période yéyé. Je n’ai jamais écrit de façon régulière, cela dépend des moments. Mais je ne pense pas avoir écrit moins pendant ces dernières années. Au contraire, depuis quatre mois, je compose beaucoup.
Q. – Avez-vous l’impression d’être démodé ?
- Non ! Je crois que le public a pour moi, comme pour les autres grandes vedettes de la chanson, un grand amour. Il est normal que, de temps en temps, il ait des petits béguins, mais il sait ce qui est vrai, il le sent. Je pense aussi qu’il m’aime, parce que c’est lui qui a taillé mes facettes, qui m’a façonné. Le public, c’est mon miroir.
Q. – Quand vous êtes au milieu des jeunes comme à « Tête de Bois » (*1) par exemple, vous sentez-vous à votre aise ?

- C’est très agréable. J’ai beaucoup aimé cette ambiance et j’ai même décidé de faire, en collaboration avec Albert Raisner, que je connais depuis douze ans et que j’aime beaucoup, une nouvelle émission pour les jeunes, qu’ils soient des forts en thème ou des jeunes écervelés.
Q. – A quelle époque avez-vous vendu le plus de disques ?

- Je ne sais pas très bien. Je n’y fais pas vraiment attention. Pendant les quinze années qui ont suivi la guerre, ma vente n’a cessé de monter lentement en France. Depuis six ans, elle a un peu baissé, mais, en revanche, elle a triplé à l’étranger pendant cette même période. Cela me fait de jolis droits d’auteur. Mais je paie maintenant 72% d’impôts sur mes revenus.
Q. – Dans quels pays avez-vous le plus de succès ?

- En tant que chanteur, c’est en France, bien sûr, et dans les pays francophones. En ce qui concerne mes chansons, c’est aux Etats-Unis ; « Que reste-t-il de nos amours » a été enregistrée là-bas dans plus de soixante versions.
Q. – Pensez-vous que votre passage à Bobino sera décisif dans votre carrière ?

- Non ! J’ai accepté ce contrat pour avoir un contact avec le public parisien. Je fais cette rentrée aussi parce que j’adore Bobino. C’est ma salle préférée. J’ai besoin aussi de trouver de nouvelles chansons et quand je suis sur scène, le public me fait découvrir inconsciemment les chansons dont il a envie. On apprend toujours beaucoup avec le public de Paris.
Q.- Ecrivez-vous des chansons pour les autres interprètes ?

- Je ne demande que cela. Malheureusement il est très rare qu’ils en veuillent. C’est d’ailleurs parce que je n’arrivais pas à caser mes chansons que je me suis mis à les chanter moi-même. Récemment j’ai écrit une chanson pour Frank Alamo qui s’appelle « On attendait d’avoir vingt ans ». De toute façon, je suis toujours ravi lorsqu’un interprète chante une de mes chansons.
Q. – Quelle est votre ambition ?

- Pouvoir vivre comme j’en ai envie. Je n’ai pas le feu sacré pour la chanson, mais elle m’a permis d’être poète à ma façon, de ne pas me soucier des problèmes matériels. J’aime surtout écrire des livres. J’ai publié l’an dernier « Un noir éblouissant ». Cela ne m’a rien rapporté du tout, mais j’en ai éprouvé une grande joie.


CHARLES TRENET – PORTRAIT D’UN PETIT GARÇON DE 53 ANS
par Marlyse Schaeffer
« Nouveau Candide » No. 256 du 21 mars 1966
Champs-Elysées – le Claridge.
J’ai « Fleur bleue » dans la tête. Et « Y a d’la joie ». Et « Une noix – qu’y a-t-il dans une noix, qu’est-ce qu’on y voit … »
Et puis stop ! Les fleurs bleues, les noix, et cent cinquante chansons restent de petits chefs-d’œuvre. Mais l’âme du poète, mon boulot, c’est de vous la décortiquer. Amen.
On commence.
Dès le départ, je trouve bizarre ce rendez-vous, je le trouve moite, comme un monde qui m’est inconnu : rendez-vous au hammam du Claridge…
Vapeur, chaleur. Touffeur de serre, ce n’est pas le jardin extraordinaire, les éphèbes sont bruns drapés de peignoirs bleus.
Mais c’est Charles Trenet qui s’avance. Il est bichonné, bien rose et propre. Un air très digne, empesé, les joues en fleur, un vrai miracle.
Il ne m’a pas vue.
Il parle.
Il remonte l’escalier vers le salon de thé. Sa cour trottine autour de lui. Il y a son imprésario, désuet. Un petit jeune basané. Et un autre, plus costaud, style chauffeur, valet de chambre, homme à tout faire.
Je le regarde encore. Son costume bleu à rayures blanches. La valise qu’il tient à la main, chromée, galvanisée, et ça me galvanise : qu’est-ce qu’il y a dedans ?
Puis, enfin, il m’a vue, le bleu de l’œil clignote : clic ! en appel de phares, la bouche en carpe « oh » - petit signe de la main, voilà, je suis à vous dans un instant.
Whisky ? Mais non, tasse de thé, dans le salon de thé du Claridge. J’allume une cigarette. Il a un gémissement :
« Oh ! non ! » , main à la gorge : « Ma trachéite ! » J’éteins ma cigarette.
Il reprend :
« J’étais navré de devoir reporter de 48 heures le soir de ma première. Mais mon médecin m’a très bien soigné. Il a dit : - Dans trachéite, il y a trac. Vous avez la gorge serrée. Chantez ! Il vous faut une détente nerveuse. Il avait raison. Devant le public, je sens des ondes de sympathie, je me sens léger, léger… »
Il met son clignotant, bleu-bleu. Et puis, phares en veilleuse :
« Je ne chante pas souvent à Paris, c’est vrai. Que voulez-vous ! Je ne voulais pas avoir l’air de m’imposer, d’être toujours là. Je voulais laisser la place aux autres. Mais maintenant ça va changer. D’ailleurs c’est la chanson elle-même qui change en ce moment. Le yéyé meurt. Personnellement, je n’ai jamais eu peur de casser les modes. Et puis, mon répertoire est tellement vaste ! Moi, au public, je lui donne tout : de l’amour, de la poésie, de l’humour, des larmes, de la métaphysique… Moi, je suis un médecin de médecine générale, je connais tout : le foie, le cœur, la rate. Les autres, ils se cantonnent dans un seul domaine, ce sont des spécialistes ! Et puis, la différence entre les autres et moi, c’est simple : ils n’ont pas d’envolée, pas d’ailes… »
Petit coup d’œil, mine de rien, vers les feuillets que je noircis. Il sourit :
« C’est pour Candide, votre article ? Dites-leur donc en rentrant, ça leur fera plaisir, que c’est Candide qui m’a découvert avant-guerre en tant qu’écrivain, oui, oui, c’est vrai ! Allez voir un peu les archives… Mon roman s’appelait « Dodo Manières ». Je l’avais écrit dans ma chambre d’hôtel, j’étais alors assistant de cinéma à Joinville, pour vivre. »
Silence.
Quelque chose est en train de changer soudain. Sa voix est plus naturelle tout à coup, comme si d’en avoir terminé avec la question chansons, elle se sentait plus à son aise.

Léautaud et le Mercure de France
Il raconte :
« La première chose que j’ai faite en arrivant à Paris, c’est courir au « Mercure de France », apporter mes poèmes. L’un d’eux était dédié à Henri de Montherlant. Pourquoi ? Oh ! il était en plein gloire à ce moment-là, c’était l’époque des « Jeunes filles », de « Pitié pour les femmes »… Mon poème fut édité par le « Mercure », grâce à Léautaud qui l’avait choisi. Vous vous rendez compte ! du premier coup ! Léautaud le terrible… »
Il parle. Il est trente-cinq ans en arrière. Je me ré-enthousiasme. Pendant qu’il me raconte sa jeunesse, « Fleur bleue » , doucement, refleurit au cœur. Et « Y’a d’la joie ». Et « Il pleut dans ma chambre ». Et cinquante chansons que je sais encore par cœur.
Trenet raconte encore :
« Toute la journée, je courais les éditeurs avec mes manuscrits. Un jour, Denoël m’a dit : C’est curieux, vos « Rois fainéants » … Ça rappelle le « Cornet à dés » de Max Jacob…
Max Jacob ! quelle amitié ! Je l’ai vu tous les jours pendant des années. Tenez, je peux encore faire son portrait de mémoire ! »

Les lettres de François Mauriac
Et il prend une feuille de papier, vite, et ça va très vite : le monocle, le crâne chauve… Il tapote avec son stylo pour faire des taches :
« Ça, ce sont les trois, quatre cheveux… »
Il dessine, absorbé, le visage de son ami mort. Il ne voit rien. Voilà. C’est fini. Il regarde son œuvre. Il est content. Il rêve :
« J’étais… » Se reprend : « Je suis toujours le petit garçon de mes amis : Jean Cocteau, André Gide, René Clair. Même François Mauriac m’écrit des lettres très gentilles. »
Petit soupir. Palpitation de la cravate.

« C’est avec Max Jacob que j’ai fait mes premières chansons, comme ça, pour rire, une strophe lui, une strophe moi. Par exemple (il fredonne), cette complainte pour le pape :
Il existe chez Pie XI
Des tables de nuit pour enfant
Que garde une dame de bronze
Et un éléphant…
Et aussi « La polka du roi », imaginée pour le distraire, un jour qu’il boitait… »

Il fait un petit signe là-bas, à l’autre bout du salon de thé, vers le jeune homme bronzé qui attend, patiemment.
Petite question à brûle-pourpoint :
« La jeunesse, c’est important ? »
Il darde ses yeux bleus, clic-clic, comme on appuie sur un bouton. Elude la question. Il m’observe. Ne perd pas de vue que tout ça est une interview.
« Le tour de chant, vous savez, c’est un sport. Hélas, la chanson a des limites. C’est pour ça que j’écris des livres. Trois, à ce jour. Deux mauvais et un bon. Qui a dit qu’ils étaient mauvais ? Moi. Je sais… »
Il se redresse.
« Mais pour le dernier, « Un noir éblouissant » certains ont parlé de l’Académie française… »
Et puis, juste avant de lui dire adieu : « Dites, monsieur Trenet, qu’y a-t-il donc dans la valise… Des chansons ? »
Il rit, très naturellement :
« Il y a mon eau de toilette « Heure bleue ». Et de la crème « Mustela », vous connaissez ? C’est formidable pour les joues… »

Pour cette rentrée aussi, l’impresario Emile Hebey avait réalisé un superbe programme de quatre-vingts pages, un document historique, avec de magnifiques reproductions d’autographes, de photos et de textes inédits, notamment le fac-similé du devoir que Charles avait écrit à dix-neuf ans, pour son examen d’entrée à la SACEM. Et en plus il y avait, agrémentée de dessins de Jacques Faizant, la liste alphabétique de ses chansons, avec ce renvoi en bas de page :
« ...dont nous tenons à remercier Monsieur Jean Séraphin, Président du Club des Amis de Charles Trenet, 88 rue du Faubourg de Béthune à Lille.»



 

*1- « Tête de bois et tendres années » - une émission d’Albert Raisner.
*2 - Entretien avec Jean-Pierre Lannes 



** LIRE PROCHAINEMENT :
UN JEUNE HOMME EN COMPLET MARRON
CHARLES TRENET AU THÉÂTRE DE LA VILLE – 1969 **



 
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