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LE PAUVRE ALSACIEN
Un poème de Charles Trenet

 

Ce poème a servi de point de départ à l’un des plus grands succès de Charles Trenet, « Je chante », enregistré en 1937.
« Dans une première version, je disais : « Je chante, je suis le pauvre Alsacien ». Mais comme tout le monde sait que je suis de Narbonne, je me disais : ça ne va pas coller. Alors, j’ai transformé en « Je chante , je chante  soir et matin… »

***

Tu pleures, pauvre Alsacien, la douleur et la solitude
Sur les routes du grand soleil
Sans famille tu vas
Et tu sonnes à la grille
Mais la comtesse n’est pas là.
Des quilles, dans tes guenilles,
Tu trembles malgré le chaud,
Malgré les cigales qui tremblent,
Malgré la vapeur d’eau
Qui monte des étangs.
Les fourmis te montent aux jambes,
D’autres insectes t’électrisent
Dans le ruisseau des cordonniers.
Un chat qui rôdait sur un mur
Saute dans le jardin du roi
Pour faire peur aux demoiselles
Qui s’envolent au paradis.
Te voilà revenu avec ta pauvre vielle,
Enfant des longs chemins,
Le fils de la poussière
Qui chante de ferme en château,
Mais la comtesse n’est pas là.
Il faut que tu caches tes larmes,
Que tu t’en ailles, sac au dos,
Que tu te caches des gendarmes
Qu’on voit de loin sur leurs chevaux.
Tous les oiseaux tu les connais,
Tous les oiseaux te reconnaissent,
Ils te font signe dans le ciel
Et ceux que l’on voit dans les vignes,
Plus gourmands de vin que de miel,
Ceux-là aussi te font des signes
Et tu leur réponds de la main,
Glaneur qui dors près des chemins.
Souvent les moissonneurs maussades
Font chapeau bas devant le blé,
Angélus à la cantonade.
Tu demandes : « N’avez-vous pas des œufs, du pain,
Dans vos musettes ?
Je suis le pauvre musicien. »
Mais les femmes restent muettes.
Les hommes pensent : « L’Alsacien !
Un gars de peu, un gars de rien ! »
La nuit le monde se nivelle.
Tout se résorbe, craque et criasse.
« Monsieur, monsieur, c’est l’Alsacien ! »
Rêvent les filles affolées,
Brûlantes au fond des lits.
Toi, somnambule sur les toits,
Tu passes devant leurs fenêtres
Et tu glisses comme un voleur
Sous le manteau des cheminées
Comme tu faisais autrefois
Au pays de ta fiancée.
Là-bas aussi on te déteste.
La vie, on te l’as refusée,
Quand tu parlais d’îles sauvages.
Ça faisait rire le grand-père
Debout. Un jour tu n’es pas revenu.
Elle a sombré, ta caravelle.
Depuis, c’est toi le tavelé,
Le doux, le blond, le réfugié,
Tignasse au vent,
Celui qui couche sur la paille,
Ivre, ne sachant pas qu’il est prisonnier
Du cadre étroit de la nature,
De chaque feuille, de chaque fleur,
De chaque ciel, des aubes et des crépuscules,
Naïf et tendre aventurier
Sur la planète minuscule,
Vagabond du calendrier.
Les arbres qui vont sous la pluie
Vers de lointains pèlerinages
Comme s’en vont, moines courbés,
Les rochers des tristes rivages,
Ecoutent de leurs mille oreilles
La prière de l’Alsacien.
La cascade qui joue de l’orgue
Avec son papier de manège,
Ecoute sa plainte chanson.
Déjà la terre s’est penchée
Sur les portes de sa prison,
Préparant les accords de sa jeune agonie.
Déjà les fantômes accourent :
Voici la vieille et son bâton,
La comtesse et sa chasse à courre,
Tous les valets du monde bleu,
Soldats qui partent pour la guerre,
Les gendarmes et les fourmis,
La mer en coiffe paysanne,
Le chat du roi, les demoiselles,
Les bons et les mauvais oiseaux
Et la nuit qui descend
Et le xéres qui se lève
Et qui gémit aux carrefours
Et le torrent qui gronde,
Et les rêves, les rêves, les rêves
Qui crient : « Au secours ! »
Adieu, foison d’étoiles,
Harmonie, horizons
Que j’ai pris pour de l’immensité.
Cloches, sonnez, riez et oubliez !
Riez, saules pleureurs,
Et vous mes peupliers !
Riez, riez, vous, ma rivière,
Et mes roseaux, riez,
Oubliez et riez !
Mais rien ne les distrait.
Ils veillent leur ami
A présent que sur eux
Un bruit d’eau, un bruit d’ailes
Récite mot à mot du latin de collège.
La poussière du soir les recouvre bientôt.
Ils ne bougent plus dans leur piège.
Ils ont l’air de chiens esquimaux
Dormant sous un manteau de neige.

Charles Trenet