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JEUNESSE
Un poème de Charles Trenet
© - 1933
 

                                                        A Henry de Montherlant
 

Laisse-moi te dire, jeunesse,
Tout le bien que je pense de toi.
Je t'ai surprise, un soir, sur une plage,
Allongée sous une lune en copeau,
Mais si distraite et si parfaite,
Si prête à ne jamais vieillir
Que mon coeur fit trois bonds sous ma veste de cuir.

Depuis, j'ai disparu.  J'ai perdu ton sillage.
Je t'ai cherchée sur un bateau
Qui traversait le Pacifique.
J'ai cru te voir dans une église,
Et je suis devenu un pauvre homme, en Auvergne,
Sur lequel s'acharne la bise,
Et qui dort sun un banc et qui parle tout seul.

Des enfants armés de cailloux
M'ont chassé,
Disant : "Hors d'ici, sale aveugle
Plein de poux !"
- "J'y vois", leur ai-je répondu.
Mais le plus méchant, le plus jeune,
M'a jeté d'un ton sec : "Tes yeux sont bigles."
Alors, comme des ailes d'aigle,
J'ai déployé mon grand manteau,
Et je fus berger.  Des troupaux j'ai gardé.
C'est la règle
Quand on est berger...

O mes soirs, mes matins !
J'ai connu des aopthéoses,
J'ai souri devant des destins,
Devant bien des métamorphoses.
J'ai pensé : "Que de sentiers aimables !"
Et j'ai vendu mon âme au diable.
-"O berger
En danger,
Sais-tu ce qui t'attend ?"
- "Oui, Satan."
Mais qu'importe le diable, ange ou bête !
Qu'importe l'être que je suis !
Et demain peut-être, à l'aurore,
On se retournera pour voir passer mon ombre,
Cette ombre, dans un peignoir à fleurs
Qui découvrait de longues jambes saines,
Elle se perpétuera toujours, jeunesse
Dont le goût de printemps me transforme en héros.
Ces héros drapés de légende
Que l'amour fit conquistadors
Et que les soleils vont surprendre
Sur des montagnes baignées d'or,
Je les aime pour leur jeunesse
Et pour cette virilité
Qui remplit notre coeur d'une rude allégresse
Et lui donne l'envie des paradis terrestres
Dans le charme matériel des sensations.
Nous aimons les autos et les rallyes pédestres.
A nous, les grandes excursions !

Je t'adore, jeunesse éblouissante
Qui nous parle d'espoir en nous disant "bientôt"
Et qui garde à l'abri, dans les plis du manteau,
La fleur d'amour offerte à la petite infante.

Je vous ai vues, gamines, sur vos routes,
Dans vos villages chauds, vous tenir par les bras,
Confiant vos secrets et vos peines dissoutes
Et vos rêves et vos désirs et vos appas.
Infantes qui courez, stériles, par le monde,
Profitant des baisers qui vous sont destinés,
Multipliant sans cesse, brune ou blonde,
Votre jeunesse fraîche et vos songes fanés...

Sous des cieux différents vous unissez vos rêves.
Dans les gares, sur des vaisseaux, vous les associez
En étreignant de mêmes formes.  Des nuits brèves
Mettent un point final à vos songes liés.

Campagnes, écoutez cette grandiloquence
Inutile qui fait la rose s'entrouvrir,
L'oiseau du ciel pensif dans une course lasse
Et le chien de berger, fureteur, qui tracasse
L'insoucieux troupeau qui va s'évanouir.

Subtil est le jardin et subtile est la rue.
Dans leur jeunesse, en un joyeux bataillon,
Courent des footballeurs aux maillots écarlates
Que nous applaudissons
Sans drapeaux, mais avec des roses aux fenêtres !

Laisse-moi te dire, jeunesse,
Sous le vent frais de ce matin
Qui me ramène aux époques anciennes,
Laisse-moi t'avouer comme ton souvenir
Perpétue la candeur de ta première image
Et comme il m'était doux de te sentir mourir
Si tendrement offerte sur la plage
Que mon coeur sursauta sous ma veste de cuir.

Venue de l'océan, une large musique
Se noyait dans le ciel puissant.
Tes dents riaient.  Un long poème nostalgique
Jaillissait de ta voix, de tes dents,
Pour retomber en cascadant.
Amour, je défais tes rafales,
Et le sable que je serrais très fort dans mes deux mains
Glissait à lents intervalles,
Comme le Temps, comme les jours, comme demain...