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QUEL EST MON DESTIN ?
Texte écrit par Charles Trenet pour son examen d'entrée à la SACEM
© - 1933
 

J'aurais voulu croire aux astrologues, aux voyantes, à tous ces perceurs du mystère de l'avenir, autrefois, alors que j'étais cet enfant au visage fermé dont on essayait d'enrichir l'imagination de je ne sais quelles histoires merveilleuses.

"C'est une petite brute !" se répétait-on à voix basse. Et ma mère, résignée, ne se donnait plus la peine de me raconter ses magiques épisodes. On me traitait en étranger.

De cette solitude naquit un trouble. Je découvris en moi le chemin qui mène aux régions calmes de la méditation. L'adolescence soulevait un rideau qui longtemps avait caché d'attrayantes perspectives. De ci, de là, ma confiance s'éparpillait. Je subissais l'attraction soudaine du destin - non pas que j'eusse à cet âge des raisons d'accepter mille sortes "d'avenir" - mais je sentais s'épanouir dans mon coeur, pareille à la fleur japonaise dans l'eau, la foi rayonnante qu'inspire la jeunesse à tout être désireux de conquérir une place parmi le fourmillement bigarré de la vie.

Quel serait mon destin ?

Fantasque, alors négligeant ma tenue, j'imaginais un personnage - qui était moi - et auquel j'insufflais une religion charmante : l'Art.

Mais l'art, c'était humainement en somme, une collection de poètes, de peintres, de musiciens dont je trouvais souvent l'existence plus belle que l'oeuvre.

Je devais apprendre plus tard que ces peintres, ces poètes, ces musiciens étaient eux-mêmes des artistes non pas seulement parce que leur talent et leur travail les avaient consacrés tels, mais encore parce que leur destinée - comme un tireur habile - avait fait mouche au plus profond de leur âme.

Cette "fatale loi" dont parlait si désespérément Musset se chargeait en un clin d'oeil (n'en est-ce pas un dans l'éternité ?)  de toutes les complications heureuses ou de malchance. Cela s'institulait Destin et se jouait avec des personnages de fortune : le hasard, la perspicacité, la persévérance, le Talent.

En réalité, je me devinais une destinée de poète.

Mon destin peu à peu me devenait familier, je m'entretenais avec lui comme je l'eusse fait avec un camarade d'enfance, aussi franchement, aussi sûrement. Placide, il répondait à mes appels, profitant de son extrême puissance (je dirais même de sa complicité divine) pour m'accorder les grâces qu'il savait m'être nécessaires à la réussite d'un projet, au couronnement glorieux d'un temps de labeur.

J'ai quitté bien des Paradis pour suivre ce destin. Il se plaît à se déguiser, souvent, et sous le masque m'interroge d'une voix muée. Ses travestis affectionnés sont la musique, la littérature, la peinture. A ses questions insidieuses, je réponds comme un malin interpellé à la barrière d'un Corso : "Inutile mon vieux, je te reconnais ! Sous tes vêtements d'emprunt, tu trahis tes penchants les plus subtils et ta démarche est celle d'un mauvais comédien dont le trac compromet l'assurance. Bas le masque ! Mon destin ! Tu voudrais sans doute profiter de ton costume carnavalesque pour savoir ce que je pensais de tes initiatives. Inutile de recourir à de semblables procédés. Tu es mon destin, donc mon ami inséparable, tu portes en toi toutes les étoiles à long panache qui scintillent dans ma nuit, tu suis de ta hauteur mes balbutiements dont tu souris avec bienveillance. Je te dois ce respect sincère que seul on voue aux gens aimés, aux choses de beauté éternelle, destin qui de jour en jour après avoir ouvert la porte qui me séparait du domaine des songes entrebâille à présent celle du pays des réalités !"

Mon destin de poésie, un soir après un discours analogue a jeté bas son masque, a déchiré son costume, a revêtu le mien et nous sommes partis, tous deux - et je suis parti tout seul, sur la voie dont certains aiguillages me séparaient souvent du reste du monde